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les bastonnais

— Êtes-vous sérieux, Batoche ? demanda-t-il.

— Sérieux ? dit le vieux avec cet étrange regard caractéristique de son humeur plus étrange encore.

— Bouchette est à l’abri de tout danger.

— Non pas de ma part.

— Il est bien gardé.

— Je pénétrerai à travers n’importe quelle garde.

— Mais vous ne pouvez pas entrer dans la ville.

— Je puis y entrer quand je voudrai.

— Quand vous y serez entré, vous n’en pourrez plus sortir.

— La belette fait un trou invisible qui ne se comble jamais.

Zulma écoutait, les yeux rivés sur les interlocuteurs, les lèvres serrées, les narines dilatées. M. Sarpy souriait.

— Vous allez enlever Bouchette ?

— Oui.

— Et vous l’amènerez au camp américain.

— Certainement.

— Eh bien ! et puis ? Bouchette n’est pas de mes amis, je ne le connais que de nom. En quoi tout ceci me regarde-t-il ?

— Précisément. C’est pour cela que je suis venu.

M. Sarpy regarda avec une nouvelle attention son singulier interlocuteur. Ce regard n’était pas exempt d’alarmes.

— Je viens de chez M. Belmont et de sa part. Il connaît mon plan et a tenté de m’en dissuader, mais en vain. Il pourrait avertir Bouchette ou me dénoncer à la garnison, mais il est trop loyal à la France pour cela. Il respecte mon secret. Toutefois, cela ne l’empêche pas d’essayer de venir en aide à son ami. Il m’a dit : « Batoche, si vous devez faire Joseph Bouchette, prisonnier, allez d’abord chez M. Sarpy et demandez-lui s’il le recevrait dans sa maison prisonnier sur parole. Vous lui épargneriez ainsi beaucoup de souffrances inutiles et en même temps, il serait mis dans l’impossibilité de vous faire du mal à l’avenir.

Après quelque hésitation, j’ai accepté cette proposition de mon ami et je suis venu communiquer avec vous.

— Je n’accepte pas, dit M. Sarpy sèchement et résolument. Je serais honteux d’avoir un de mes compatriotes prisonnier dans ma maison. Si je prenais part à cette guerre, je le ferais ouvertement, mais aussi longtemps que je resterai sur un terrain neutre, je ne permettrai à aucun des adversaires de violer ma propriété. Si Bouchette mérite de souffrir, qu’il porte toute sa peine !

— Alors, il souffrira toute sa peine, dit Batoche en se levant d’un bond et en saisissant sa coiffure.