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les bastonnais

« Tu nous as étonnés, » dit Barbin à ce dernier.

« Possible, » répondit-il tranquillement. Mais le moment n’est pas aux explications. Hâtez-vous de sortir de la ville et reprenez vos cachettes dans la forêt. La nuit s’écoule rapidement et le jour paraîtra bientôt. Pour moi, je n’ai eu aucun repos depuis deux jours et deux nuits. Je vais me blottir dans quelque trou et dormir.

— Bonne nuit, alors, dirent-ils tous, et ils s’enfoncèrent dans les ténèbres.

— Bonne nuit !

Batoche, harrassé de fatigue, entendit dans ses songes, cette nuit-là, la plus douce musique de la chute et il lui sembla voir flotter au-dessus de sa couche le blanc fantôme de Clara le remerciant de l’œuvre de miséricorde qu’il avait accomplie.

VIII
grandeur inconsciente.

C’était plus qu’un acte de miséricorde ; c’était un acte politique. Après son retour, Bouchette était si agité qu’il ne put dormir. Sa plus grande préoccupation était de savoir pourquoi il avait été attaqué et qui étaient ses agresseurs. Il était évident que l’attaque était le résultat d’un complot bien tramé. Ce coup de sifflet pour opérer le ralliement ; ce déguisement des hommes ; ce bâillon tout prêt… Et son sauveur ? Qui pouvait-il être ? Et que pouvaient signifier, en particulier, les mots étranges qu’il avait prononcés ?

Peu à peu, en devenant plus calme, il fut en état de rassembler tous les éléments de la situation et enfin la vérité lui apparut. Il avait été désigné à la vengeance de certains de ses compatriotes à cause des services qu’il avait rendus au gouverneur général. Aussitôt qu’il eut cette conviction, sa première impulsion fut de courir au château, de porter à Carleton lui-même la nouvelle de l’outrage dont il avait été l’objet et de se mettre à la tête d’une terrible croisade, contre tous les Français rebelles ; mais après un moment de réflexion, de meilleurs sentiments prévalurent dans son esprit.

« Jamais », s’écria-t-il, en arpentant sa chambre, « jamais ! je suis Français avant tout. Ma loyauté à l’Angleterre ne demande pas la trahison envers mes compatriotes. Quant à l’insulte personnelle, je puis la pardonner. D’ailleurs, n’ai-je pas été sauvé par un acte chevaleresque ? Si j’ai des ennemis parmi ceux de ma propre race, n’est-il pas évident que j’y ai aussi des amis ?… Non, je ne permettrai pas qu’un seul mot concernant cette affaire s’échappe de mes lèvres. Si l’affaire devient publique, ce ne sera point par ma faute. »