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tères faits de matière plus forte en apparence. Aucune démolition préliminaire n’est nécessaire ; le terrain est tout préparé à recevoir de fortes et durables impressions. Le procédé créateur n’est empêché par aucun obstacle ; au contraire, une spontanéité latente en accélère l’action.

Pauline elle-même était à peine consciente de ce changement. Du moins, elle n’aurait pu le formuler en paroles ni en énumérer les phases par aucun système d’analyse ; mais il y avait des moments où son âme débordait de sentiments qu’elle savait n’avoir jamais ressentis jusque-là et elle se surprit à dessiner des visions dont le vague même des lignes semblait des ombres de mauvais augure. Parfois aussi, à travers ces brouillards, brillaient tout à coup des illuminations qui la surprenaient et oppressaient son cœur innocent comme si elles avaient été des pressentiments de malheur.

Elle avait tant vu, tant entendu, tant appris durant ces semaines si remplies d’événements !

L’existence paisible dont elle avait joui jusque-là avait disparu et paraissait déjà comme dans un passé lointain qui lui semblait ne devoir jamais revenir. Au milieu du trouble où tout cela la jetait, elle éprouvait, à cette pensée, un certain plaisir. C’était, au moins, une chose dont elle était sûre. Tout le reste était douteux ; l’avenir semblait si capricieux et son sort, comme celui de ceux qu’elle aimait, était enveloppé d’un si profond mystère !…

Dans la soirée du jour où s’étaient produits les incidents rapportés dans le chapitre précédent, elle était seule dans sa chambre. Une circonstance qui, par elle-même, aurait dû lui faire plaisir, la jeta dans de pénibles réflexions.

Son père, dans la chambre au-dessous, fredonnait des bribes de chansons françaises, chose qu’il n’avait pas faite depuis plusieurs semaines. Cela lui rappela la visite de Bouchette et toutes les scènes dont elle avait été témoin dans ces derniers temps : la tempête de neige sur la place de la Cathédrale ; la sommation de son père à comparaître devant le lieutenant-gouverneur ; la lettre de Roderick qu’il avait fallu brûler ; l’effrayante altercation et l’heureuse réconciliation entre lui et son père ; le coup de feu tiré sur le bel officier américain, du haut des murs ; la visite à la famille Sarpy ; le voyage de nuit pour revenir à la ville ; le brillant bal du