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les bastonnais

choses au-dessus d’elle et combien est puissant l’instinct des grands événements dans les esprits vulgaires. Dès dix heures du matin, Québec était en tumulte et la place de la cathédrale était remplie de monde.

En face de la place, à l’Est, étaient les casernes ; mais on ne voyait là aucun signe de commotion. Deux sentinelles allaient et venaient d’un bout à l’autre de leurs longs parcours aussi tranquillement qu’à la parade. Les soldats hors de service s’appuyaient contre le mur ou les montants des portes de l’édifice, les mains dans les poches ou les jambes croisées.

Quelques-uns même fumaient leur pipe avec cet air moitié insignifiant, moitié farouche que les gens trouvent si exaspérant, en temps de commotions populaires.

Néanmoins une observation plus attentive pouvait découvrir que la troupe était plus occupée que d’habitude. Des patrouilles sortaient de la cour à des intervalles plus fréquents, et ceux qui s’y connaissaient remarquaient qu’elles étaient doublées. On observait aussi que l’on plaçait des gardes à plus d’endroits que la veille. Par exemple, cent hommes, au moins, avaient été envoyés en détachement le long de la rivière, où, précédemment, il y avait peu ou point de garde.

Il y avait encore les allées et venues constantes d’officiers à cheval sortant des casernes ou y entrant, et portant évidemment des ordres. En traversant la foule, ils avançaient lentement, mais dans les rues latérales ils accéléraient le pas.

La matinée s’écoula ainsi. Le ciel devenait de plus en plus sombre et bientôt la neige commença à tomber en abondance. Un léger vent d’est s’éleva, et les blancs flocons chassés et tournoyants effaçaient les lignes de l’horizon. Les hauteurs de Lévis se fondaient au loin ; le lit du fleuve était surmonté d’une immense muraille de brume et le rocher escarpé de la citadelle semblait flotter comme un rideau de gaze.

Quelle délicieuse sensation d’isolement produit en nous une abondante chute de neige ! Elle nous sépare du reste du monde. Vous étendez la main pour chercher votre voisin, et vous ne touchez qu’un brouillard palpable. Vous levez la figure vers le ciel et le doux contact des flocons soyeux vous fait fermer les yeux comme dans un songe.

La grande foule assemblée sur la place était ainsi divisée en groupes indistincts et sa bruyante rumeur devenait un murmure dans la lourde atmosphère. Mais la multitude expectante et anxieuse n’en était pas moins là et elle allait sans cesse s’augmentant. Des femmes,