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les bastonnais

un châle jeté sur la tête ou encapuchonnées, venaient maintenant augmenter le nombre des curieux.

Des prêtres du séminaire voisin, en chapeaux à larges bords, portant le collet romain et la longue douillette noire, se frayaient tranquillement leur route à travers les masses, et l’impétueux gamin, le même, absolument, il y a cent ans qu’aujourd’hui se précipitait çà et là du centre des groupes au dehors, voulant tout voir et tout entendre et pourtant béatement insouciant du terrible secret de tout ce rassemblement.

Soudain il se fit un mouvement au centre de la place. Les cercles concentriques de la foule le ressentirent successivement jusqu’à ce qu’il atteignît les abords de l’assemblée. Chacun s’enquit à son voisin de ce qui venait d’arriver.

— Deux hommes se battent, dit l’un.

— Une femme est tombée en défaillance dit un autre

— Le vieux Boniface est en train de danser une gigue, dit un troisième.

Là-dessus, il y eut un éclat de rire, car Boniface était un charlatan de la Canardière, fameux à la ville comme à la campagne.

— On vient d’amener un prisonnier bastonnais, dit un quatrième.

À cette nouvelle, la foule manifesta un vif intérêt.

Un prisonnier bastonnais signifiait un prisonnier américain. On savait que l’expédition d’Arnold était partie de Boston. De là, le nom de Bastonnais donné aux envahisseurs. Bastonnais est une corruption rustique du mot français Bostonnais, et cette corruption s’est transmise jusqu’à nos jours. Toute l’invasion américaine est encore connue parmi les Canadiens-Français comme la guerre des Bastonnais.

Il y a toujours un certain intérêt attaché aux solécismes nationaux, et nous avons retenu celui-ci.

— Ce n’est rien de tout cela, dit un grave vieillard qui se frayait difficilement un chemin pour sortir de la foule et portait sur ses traits une expression d’effroi.

— Qu’y a-t-il donc ? demandèrent plusieurs voix à la fois.

— L’un de nos concitoyens a été arrêté.

— Arrêté ! arrêté !

— Eh bien, s’il n’est pas arrêté, il est du moins cité à comparaître au château.

— Qui est-ce ?

M. Belmont.

— Quoi ! Le père de notre nationalité, le premier citoyen de Québec ? Ce n’est pas possible !

— Ah ! mes amis, dispersons-nous ; rentrons chacun chez nous.