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les bastonnais

pencha et, tout en lui pressant doucement la main, il lui donna sur le front un baiser respectueux. Il fit cette action naturellement et comme s’il eût accompli un devoir. Elle reçut ce gage d’affection sans surprise et comme si elle l’eût attendu. Ce fut le sceau de l’amour.

La calèche attendait à la porte ; Cary y monta après avoir échangé quelques mots seulement avec M. Belmont et Zulma. Il était préoccupé et presque sombre. Batoche prit un siège à son côté et ils s’éloignèrent dans les ténèbres. Ils parcoururent presque les deux tiers de la route sans échanger une syllabe. Les étoiles, l’une après l’autre percèrent les ténèbres et apparurent comme autant de nymphes rieuses ; la lune s’éleva gracieusement dans l’espace et les bruits sourds de la nuit se firent entendre de tous côtés.

Batoche était trop perspicace pour parler, mais ses yeux brillaient, tandis qu’il conduisait le cheval. Son compagnon était absorbé dans ses pensées. Finalement la brise fraîchissant les avertit qu’ils s’approchaient du vaste St-Laurent. Au-dessus de Québec flottait une pâle lueur causée par ses centaines de lumières, et les feux de bivouac de l’armée continentale apparaissaient çà et là dans le lointain. Ils arrivèrent à un endroit raboteux de la route, où le cheval dut être mis au pas.

— Batoche, dit Cary d’une voix rauque.

— Oui, capitaine, répondit son interlocuteur d’un ton calme.

— Nous touchons à la fin.

— Hélas !

— Vous voyez ces feux, là-bas ? Ils seront bientôt éteints. La flotte anglaise arrive amenant des renforts et nous ne pouvons leur résister. Il nous faudra fuir. Mais avant de partir, j’espère que nous nous battrons, et si nous nous battons, j’espère que je serai tué. Je suis las des désappointements et des défaites. Je voudrais mourir.

Ces paroles furent dites avec un tel accent de détresse que, pour une fois, Batoche fut jeté hors de ses gardes et ne put rien répondre. Pas un mot d’argument, pas une parole de consolation. Fouettant le cheval, qui prit le galop le plus rapide, il murmura avec dépit :

— Vous ne mourrez pas, mais moi……