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les bastonnais

maintenant une tout autre femme ; son animation, sa vivacité s’était calmée et elle portait aussi bravement qu’elle le pouvait le fardeau de son isolement. Mais sa merveilleuse beauté n’avait pas diminué ; elle s’était plutôt épanouie comme une fleur à l’apogée de sa floraison. Comme Roderick, elle était seule au monde, son père étant mort un an après le siège de Québec. Il était tout naturel que ces deux anciennes connaissances se rapprochassent peu à peu et personne ne sera surpris d’apprendre, qu’après une complète explication mutuelle, et beaucoup de délibération, ils unirent leurs existences. Personne ne sera non plus étonné que leur union ait été heureuse et ait produit de solides fruits de bonheur. Ils le méritaient bien et leur grand sacrifice fut littéralement récompensé au centuple.

Parfois, quand il était d’humeur plus enjouée que de coutume, Roderick disait :

— Vous vous rappelez, ma chère, que je vous ai prédit un jour que je prendrais ma jolie rebelle. Je l’ai capturée enfin.

Et il riait à gorge déployée. Zulma souriait alors faiblement, comme si le souvenir n’avait pas perdu toute son amertume, mais elle retournait à son mari ses caresses avec effusion.

Nous ne nous arrêterons pas à décrire la réunion des quatre amis, après tant d’années. Notre histoire approche de sa fin et nous n’avons d’espace que pour un dernier incident.

Un beau jour, dans l’après-midi, ils se trouvèrent tous réunis au pied de la chute de Montmorency, autour de l’humble tombe de Batoche : un petit tertre couvert de gazon, à la tête duquel s’élevait une croix noire. En leur compagnie apparaissait le pittoresque costume d’une religieuse ursuline : c’était la petite Blanche, que Zulma avait placée au couvent après la mort de son père et qui avait consacré son existence à Dieu. Grâce à une dispense spéciale d’une règle très sévère, il lui avait été permis d’accompagner les amis de son enfance à la tombe de son grand-père. Zulma et Pauline plantèrent des fleurs et Blanche s’agenouilla en sanglotant et en priant. Tous, même les deux hommes énergiques, versèrent des larmes à la vue d’une scène qui leur rappelait tant de souvenirs.

Pauvre Batoche ! Qu’y avait-il donc, dans la musique de la chute, qui paraissait répondre à ce tribut de ses amis ?

 

Au cours de ma première visite au Canada, il y a quelques années, je rencontrai sur le bateau du Saguenay une jeune dame dont la beauté et la distinction firent sur moi une heureuse impression. Je demandai qui elle était. Un vieux monsieur m’apprit que son