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les bastonnais

Son père lui avait promis d’être de retour dans le cours de cette heure et cependant il n’était pas rentré. Elle alla à la fenêtre et regarda au dehors, espérant le voir se diriger vers sa demeure au milieu de l’ouragan de neige ; mais ce fut en vain.

Nous avons dit que la vie de Pauline était tout entière concentrée dans son père. C’était strictement vrai en un sens, mais dans un autre ordre d’idées, nous devons faire une exception. De nouveaux sentiments venaient de s’éveiller dans son cœur. Elle entrait dans cette délicieuse période de l’existence qui est le seuil du paradis de l’amour.

« Ah ! si seulement il pouvait venir, murmurait-elle, ou si je pouvais aller à lui ! Il calmerait aussitôt mon anxiété. Je vais lui écrire un billet. »

Elle s’assit à son bureau et elle préparait la plume et l’encre, lorsque sa femme de chambre entra et lui remit une lettre.

« Une lettre de lui ! » s’écria-t-elle, et tout le chagrin qui avait assombri son front s’évanouit à l’instant.

Elle ouvrit la missive et lut :

Chère Pauline,

Je vous ai vue entrer à l’église ce matin et j’avais besoin de vous parler, mais vous avez été trop prompte pour que je pusse vous aborder. J’aurais beaucoup désiré pouvoir courir chez vous dans le cours de l’avant-midi, mais cela aussi m’a été impossible. C’est pourquoi je vous adresse ces lignes pour vous informer que je pars à midi pour un service militaire. Je ne sais pas encore où je dois aller ni combien de temps je serai absent ; mais j’espère que le voyage ne sera ni long ni lointain. J’irai vous voir aussitôt après mon retour. Je suppose que vous et votre père avez vu la foule sur la place, ce matin ; c’était très curieux. Veuillez présenter mes respects à M. Belmont et me croire

Votre tout dévoué à jamais,RODDY.

Pauline avait encore cette lettre à la main, et elle se livrait à toutes sortes de réflexions sur son contenu, lorsque son père la surprit, en entrant dans la chambre. Il était très pâle, mais ne laissait apparaître aucun autre signe d’émotion. Après avoir déposé son bonnet de fourrure sur la table et ouvert son pardessus, il prit un siège près du foyer. Avant que sa fille eût eu le temps de prononcer une parole, il s’enquit tranquillement de ce qu’elle tenait à la main.

— C’est une lettre, papa. — De qui ? — De Roddy. — De Roderick Hardinge ? Brûlez-la, ma chère. — Mais, papa… — Brûlez-la tout de suite. — Mais il vous présente ses sentiments affectueux. — Il vient de m’adresser ses sentiments de haine. Brûlez-la, ma fille.

La pauvre Pauline fut accablée de surprise et de chagrin ; mais sans attendre un autre mot, elle laissa tomber le papier dans le feu. Puis, se jetant au cou de son père, elle éclata en sanglots.