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les bastonnais

affaires purement civiques ou municipales, car jamais il ne voulut se mêler à la politique. Il persista à se tenir éloigné des conseils législatifs, et sa loyauté à l’Angleterre était strictement passive. Les ultra-partisans du régime britannique ne l’aimaient pas et ils le notaient constamment dans leurs carnets comme un mécontent.

Quand la nouvelle de la révolte des treize colonies parvint à Québec, elle n’eut d’abord sur lui aucun effet perceptible : ce n’était qu’une querelle d’Anglais contre Anglais.

Lorsque les révoltés jetèrent les caisses de thé dans les eaux de la baie de Boston, il regarda cet acte avec mépris et le considéra comme un mouvement de forfanterie. La mousqueterie de Concord et de Lexington ne trouva pas d’échos dans son cœur. Mais quand, un jour, il lut dans son journal favori, la Gazette de France, que la patrie entretenait le projet de favoriser les rebelles, une lueur du vieux feu brilla dans ses yeux et il releva la tête d’un air de défi. Alors gronda le tonnerre des batteries de Bunker-Hill, et il écouta leur musique avec une secrète complaisance.

Puis vinrent les rumeurs de la marche de l’armée rebelle contre le Canada, en vue de fraterniser avec les anciens colons aujourd’hui conquis. Il y avait donc quelque chose, après tout, dans cette révolution ! Ce n’était pas seulement une résistance pétulante à une oppression imaginaire, mais il y avait au fond et comme en germe un principe de liberté, une idée mère d’autonomie et de nationalité.

Il lut les actes du congrès de Philadelphie avec une admiration toujours croissante et, pour la première fois, il reconnut de la sagesse dans la conduite d’hommes d’État anglais comme Pitt, Burke et Barre, les immortels amis des colonies américaines.

La petite Pauline se souvenait de tout cela et elle réfléchissait à toutes ces choses, assise dans sa chaise basse et regardant le foyer. Elle ne formulait pas sa pensée avec les grands mots que nous venons d’employer, mais ses souvenirs n’en étaient pas moins vivaces et sa perplexité moins poignante, car toutes les phases de l’existence mentale de son père lui étaient bien connues, grâce à cette intuition naturelle particulière aux femmes. Elle conclut en se posant cette question :

«  Mon père a-t-il dit ou fait quelque chose qui puisse le compromettre, durant les quelques heures écoulées ? Pourquoi M. de Cramahé l’a-t-il mandé avec tant de hâte ? Le gouverneur est un ami de la famille et doit certainement avoir de graves raisons pour en agir de la sorte. Et pourquoi mon pauvre père était-il si agité ? Pourquoi le jeune officier était-il si grave et le peuple si profondément ému de cette scène ? »

Elle consulta la pendule qui était sur la cheminée et découvrit qu’une heure s’était écoulée dans ces réflexions.