Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/217

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ce que je voudrais déjà sentir et connaître ? Est-ce que les Gracques ne sont pas de vous ? est-ce que ce qui vous anime, n’est pas ce que je voudrais entendre et penser toute ma vie ? — Mon Dieu que vous m’aviez mal entendue tout d’abord, et que vous me répondez bien ensuite sur milord Shelburne ! Oui, c’est justement cela qui fait que je l’estime et que je l’aime, d’être chef du parti de l’opposition. Comment n’être pas désolé d’être né dans un gouvernement comme celui-ci ? Pour moi, faible et malheureuse créature que je suis, si j’avais à renaître, j’aimerais mieux être le dernier membre de la Chambre des Communes que d’être même le roi de Prusse : il n’y a que la gloire de Voltaire qui pourrait me consoler de ne pas être né anglais. Encore un mot de milord Shelburne, et je ne vous en parlerai jamais : car le secret d’ennuyer est celui de tout dire. Savez-vous comment il repose sa tête et son âme, de l’agitation du gouvernement ? C’est en faisant des actes de bienfaisance dignes d’un souverain ; c’est en créant des établissements publics pour l’éducation de tous les habitants de ses terres ; c’est en entrant dans tous les détails de leur instruction et de leur bien-être. Voilà, mon ami, le repos d’un homme qui n’a que trente-quatre ans, et dont l’âme est aussi sensible qu’elle est grande et forte. Voilà l’Anglais qui aurait été digne d’être l’ami du prodige et du miracle de la nation espagnole[1]. Voilà l’homme que je voudrais que vous eussiez vu, mais vous l’auriez regretté, car, assurément, il n’est pas fait pour vivre dans ce pays-ci. Il partira le 13 : il a voulu voir la rentrée du Parlement ; en attendant, il se livre à la dissipa-

  1. M. de Mora.