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Nous avons lu hier au soir un Éloge de la Raison qu’on a trouvé excellent ; j’aurais voulu que vous l’eussiez entendu. La lecture n’a fini qu’à près de dix heures.



LETTRE LXXII

Onze heures du soir, 1774.

Ah ! mon Dieu ! que vous avez bien fait de ne pas venir au spectacle ! je n’ai point d’expressions pour rendre l’ennui que j’y ai éprouvé ; j’en avais un malaise physique, qui était presque de la douleur ; enfin il a été au-dessus de mes forces de passer la soirée avec madame de Chatillon, à qui je l’avais cependant promis.

Je sens qu’il y a un degré de malheur qui ôte la force de supporter l’ennui : il m’est affreux de me rendre passive pour entendre des trivialités, souvent révoltantes, et presque toujours aussi bêtes que basses. Oh, la détestable pièce ! que l’auteur est bourgeois, et qu’il a un esprit commun, et borné ! que le public est bête ! que la bonne compagnie est de mauvais goût ! que je plains les malheureux auteurs qui auraient le projet d’acquérir de la réputation par le théâtre ! Si vous saviez comment ce public a applaudi ! Molière ne pourrait pas prétendre à un plus grand succès. Il n’y a de noble que les noms et les habits : l’auteur fait parler les gens de la cour et Henri IV, du ton des bourgeois de la rue Saint-Denis. Il est vrai qu’il donne le même ton aux paysans. En un mot, cet ouvrage est pour moi le chef-d’œuvre du mauvais goût et de