Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/232

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

j’ai lu vos points. Mais vous, lisez ces deux passages de Sénèque : ils m’ont ravie ; j’ai voulu que vous les vissiez, je les ai fait écrire. M. de Mora avait le même sentiment. Cela l’avait soutenu trois ans contre l’agonie ; mais la mort est encore plus forte que l’amour. Bonsoir. Je me sens triste ; la vie me fait mal, et cependant je vous aime avec tendresse et passion.

Je vous donnais à deviner ce matin de quoi j’avais peur : c’était de ne vous pas voir. Ah ! je passe ma vie à voir mes craintes et mes pressentiments se justifier. Au moins vous verrai-je demain au soir ?



LETTRE LXXIX

Onze heures, 1774.

Je ne suis seule que dans ce moment, et il y a deux heures que j’aurais voulu m’occuper de finir cette critique du vicomte de La***, et puis je suis enlevée depuis douze jours à ce qui m’a le plus intéressée dans ma vie. Eh ! mon ami, que la dissipation est bête, que la société est dénuée d’intérêt pour une âme occupée, qu’il y a peu de conversations qui vaillent la peine de sortir de chez soi ! j’en suis presque au dégoût de l’esprit, et comme vous disiez, ce qui ne fait que m’éclairer, m’ennuie. Ah ! je suis bien malheureuse ; ce que j’aime, ce qui me console, met mon âme à la torture par le trouble et les remords. J’ai donc besoin de souffrir, car je me surprends sans cesse à désirer ce qui me fait mal ; mais,