Page:Lichtenberger - La Philosophie de Nietzsche.djvu/94

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rile, à ce qu’il me semble, que de prétendre distinguer deux classes de génies, les génies « sains » et les génies « morbides », et cela parce que la démarcation entre les deux catégories me paraît absolument impossible à établir. « Il n’y a pas de santé en soi, dit Nietzsche, et toutes les tentatives faites pour définir quelque chose de semblable ont piteusement échoué. Il faut tenir compte de ton but, de ton horizon, de tes forces, de tes instincts, de tes erreurs, et surtout des croyances et des illusions de ton âme, pour pouvoir décider ce que signifie, même pour ton corps, le mot de santé. Il y a donc un nombre infini de santés du corps, et plus l’on permettra à l’individu, unique et incomparable, de relever la tête, plus on désapprendra le dogme de « l’égalité de tous les hommes », plus aussi la notion d’une « santé normale » ainsi que celle d’une « hygiène normale » ou d’un « cours normal d’une maladie » s’évanouira chez les médecins. Alors seulement il sera temps de réfléchir sur la santé et la maladie de l’âme et de poser en principe que la vertu propre de chacun est la santé de son âme : auquel cas il pourra fort bien arriver que cette santé ressemble chez l’un à ce qui, chez l’autre, est le contraire de la santé. Enfin se poserait toujours la grande question de savoir si nous pourrions nous passer de la maladie, même en vue du développement de notre vertu, et si, en particulier pour notre soif de savoir et de conscience de nous-mêmes, l’âme malade n’est pas aussi indispensable que rame saine : bref si la volonté exclusive de santé ne serait pas un préjugé et une lâcheté, peut-être un vestige de barbarie très atténuée, un instinct réactionnaire[1]. » — Dans ces conditions nous aborderons l’étude des théories de Nietzsche sans parti pris d’aucune sorte, ni pour ni contre elles, avertis seulement qu’elles sont l’œuvre d’une

  1. W. V, 159.