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nature d’exception, mais résolus à les examiner avec autant d’indépendance d’esprit que si leur auteur, au lieu de végéter pendant des années dans la démence, était mort en 1889 foudroyé par cette congestion cérébrale qu’il attendait neuf ans auparavant ; auquel cas personne, vraisemblablement, n’eût songé à voir dans son œuvre les fantaisies d’un aliéné.


II


« Ma formule pour la grandeur d’un homme, écrivait Nietzsche dans son journal de 1888, est amor fati : ne vouloir changer aucun fait, dans le passé, dans l’avenir, éternellement ; non pas seulement supporter la nécessité, encore moins la dissimuler — tout idéalisme est un mensonge en face de la nécessité —, mais l’aimer[1]. » De même Zarathustra enseigne à ses disciples : « La volonté est créatrice. Tout « cela est » n’est que fragment, énigme, hasard inquiétant — jusqu’au jour où la volonté créatrice dit : « Mais je le voulais ainsi ! » — jusqu’au jour où la volonté créatrice dit : « Mais je le veux ainsi ! je le voudrai toujours ainsi[2] ! » — Conformément à cette morale Nietzsche sut « vouloir » sa maladie ; il souffrit sans faiblesse et sans forfanterie, sans faire parade de ses douleurs, sans altitudes tragiques comme sans désespoir, soucieux uniquement de faire tourner à son profit les maux qu’il endurait, d’exploiter de son mieux la vie qui lui était faite. Nous n’avons pas à le plaindre — car rien ne nous autorise à lui infliger notre pitié ; mais il a droit au respect.

Le premier bienfait qu’il vit dans sa maladie, c’est qu’elle le délivrait de son « métier » de professeur et de philologue. Depuis longtemps, en effet, l’existence qu’il

  1. Mme Förster-Nietzsche, II, 1, p. 196.
  2. W. VI, 208.