Page:Lissagaray - Alfred de Musset devant la jeunesse, Cournol, 1864.djvu/36

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un des grands esprits de notre époque, M. Pierre Leroux, a caractérisé cette période de transition :

« L’homme ayant pris confiance dans sa force au xviiie siècle, a rêvé des destinées nouvelles ; il a abdiqué le passé, a jeté la tradition, et s’est élancé vers l’avenir. Mais cet élan du sentiment a devancé, comme toujours, les possibilités du monde. Un progrès intellectuel, un progrès matériel, sont nécessaires pour que le rêve du sentiment se réalise. Qu’arrive t-il donc ? Ne voyant pas ses appétitions se réaliser, le sentiment se trouble, et, tout en persistant vers l’avenir, il arrive à le nier de la bouche et à nier toutes choses. Mais lors même qu’il nie ainsi, c’est qu’il aspire encore vers cet avenir entrevu un instant et qui s’est dérobé à sa vue. Soyez sûr que s’il n’avait pas toujours le même but, il ne blasphémerait pas avec tant d’audace ; c’est la passion qu’il a pour ce but divin qui le rend si impie. Or le poëte est le représentant du sentiment dans l’humanité. Tandis que l’homme de la sensation et de l’activité se satisfait de ce monde misérablement ébauché qu’il a devant les yeux, et que l’homme de l’intelligence cherche à le perfectionner, le poëte s’indigne des lenteurs, et finit par n’avoir plus que des paroles d’ironie et des chants de désespoir. Mais si nous devions le condamner pour cela, il nous faudrait condamner avec lui nos pères, qui ont rêvé une humanité nouvelle, une humanité plus grande. Si nous devions condamner absolument Byron sur ses paroles et sans vraiment le comprendre, il nous faudrait condamner absolument et Voltaire et Rousseau, et tout le xviiie siècle, et toute la révolution, qui ont éveillé la poésie de son génie et donné à son sang cette impulsion généreuse, mais désordonnée ; ou plutôt, c’est toute la marche progressive de l’esprit humain qu’il nous faudrait condamner comme une chimère monstrueuse et funeste, si nous ne voulions pas voir dans cet homme perdu au sommet des précipices de la route, et que saisit le vertige, un de nous, un de nos frères, qui, lorsque la caravane humaine s’arrêtait interceptée dans sa voie, s’est élancé plus hardi