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HISTOIRE DE LA COMMUNE DE 1871

dant ces journées. Sur cette fameuse barricade du Château-d’Eau, clef du boulevard Voltaire, un garçon de dix-huit ans, qui agite un guidon, tombe mort. Un autre saisit le guidon, monte sur les pavés, montre le poing à l’ennemi invisible, lui reproche d’avoir tué son père. Vermorel, Theisz, Jaclard, Lisbonne veulent qu’il descende ; il refuse, continue jusqu’à ce qu’une balle le renverse. Il semble que cette barricade fascine ; une jeune fille de 19 ans, Marie M…, habillée en fusilier-marin, rose et charmante, aux cheveux noirs bouclés, s’y bat tout un jour. Une balle au front tue son rêve. Un lieutenant est tué en avant la barricade. Un enfant de 15 ans, Dauteuille, franchit les pavés, va ramasser sous les balles le képi du mort et le rapporte à ses compagnons.

Dans cette bataille des rues, les enfants se montrèrent, comme en rase campagne, aussi grands que les hommes. À une barricade du faubourg du Temple, le plus enragé tireur est un enfant. La barricade prise, tous ses défendeurs sont collés au mur. L’enfant demande trois minutes de répit : « Sa mère demeure en face ; qu’il puisse lui porter sa montre d’argent, afin qu’au moins elle ne perde pas tout. » L’officier, involontairement ému, le laisse partir, croyant bien ne plus le revoir. Trois minutes après, un « Me voilà ! » C’est l’enfant qui saute sur le trottoir, et, lestement, s’adosse au mur près des cadavres de ses camarades fusillés. Immortel Paris tant qu’il y naîtra de ces hommes.

La place du Château-d’Eau est ravagée par un cyclone d’obus et de balles ; Des blocs énormes sont projetés ; les lions de la fontaine traversés ou jetés bas ; la vasque qui la surmonte est tordue. Les flammes sortent des maisons. Les arbres n’ont plus de feuilles et leurs branches cassées pendent comme ces membres hachés que soutient un lambeau de chair. Des jardins retournés volent des nuages de poussière. La main de la mort s’abat sur chaque pavé.

À sept heures moins un quart environ, près de la mairie, nous aperçûmes Delescluze, Jourde et une cinquantaine de fédérés marchant dans la direction du Château-d’Eau. Delescluze dans son vêtement ordinaire,