Page:Liszt - F. Chopin, 1879.djvu/130

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

« produit unique de la carpe et du lapin », était loin d’avoir atteint les impudentes audaces et les proportions millionaires qu’elle a prise depuis. Toutefois, quoique dans l’enfance de l’art, la spéculation pouvait déjà faire assez d’excursions sur le terrain réservé aux Muses pour que celui qui les hantait exclusivement, qui après sa patrie perdue n’aimait qu’elles, qui ne se consolait de sa patrie perdue qu’avec elles, fût comme épouvanté devant cette grande diablesse ! Sous l’impression terrifiée du dégoût qu’elle lui inspirait, le musicien-poëte disait un jour à un artiste de ses amis, qu’on a beaucoup entendu depuis : « Je ne suis point propre à donner « des concerts ; la foule m’intimide, je me sens asphyxié « par ses haleines précipitées, paralysé par ses regards « curieux, muet devant ses visages étrangers ; mais toi, « tu y es destiné, car quand tu ne gagnes pas ton public, « tu as de quoi l’assommer ».

Cependant, mettant à part la concurrence des artistes qui n’en sont pas, des virtuoses qui dansent sur la corde de leur violon, de leur harpe ou de leur piano, il est certain que Chopin se sentait mal-à-l’aise devant un « grand public », ce public d’inconnus, dont on ne sait jamais dix minutes à l’avance s’il faut le gagner ou l’assommer : l’entrainer par l’irrésistible aimant de l’art vers les hauteurs dont l’air raréfié dilate les poumons sains et purs, ou bien, stupéfier par ses révélations gigantesques et exultantes, des auditeurs venus pour chicaner sur des vétilles. Il est hors de