Page:Liszt - Pages romantiques, 1912, éd. Chantavoine.djvu/247

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n’avait fait jusqu’alors. Il me sembla reconnaître une lointaine et secrète analogie entre les harmonies de Schubert et celles que j’avais entendues dans mon rêve.

Qu’eussiez-vous dit si, quelques jours après, vous m’eussiez aperçu à une fenêtre du Corso, grotesquement armé d’une longue cuillère d’étain, puisant sans relâche dans un sac à blé des curiandoli[1] que je jetais à la face de mes semblables avec une rage vraiment féroce ? Avais-je donc perdu la raison ? Etais-je devenu complètement fou ? Oui, si vous m’accordez que toute la ville, au même moment, était folle de la même folie ; car au jour dont je vous parle, le dernier jour du carnaval, il n’est pas un individu, riche ou pauvre, grand seigneur ou manant, qui ne prenne sa part de ce singulier divertissement. Figurez-vous, si vous le pouvez, toutes les fenêtres, tous les balcons, tous les toits d’une immense rue garnis d’hommes et de femmes couverts d’une poussière plâtreuse, jetant incessamment, pendant plusieurs heures, des curiandoli sur tous les passants ; figurez-vous les voitures disparaissant sous cette grêle artificielle ; une foule incroyable la défiant et la provoquant ; une guerre établie de croisée à croisée, d’un côté de la rue à l’autre, une conjuration tacite contre les habits propres et les chapeaux neufs ; une contagion de folie, de malin vouloir, de méchant plaisir ; l’amour

  1. Espèce d’anis en plâtre (note de Liszt).