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De la Perception. Liv. II.

de notre Ame. Le feu, par exemple, peut brûler notre Corps, ſans produire d’autre effet ſur nous, que ſur une piéce de bois qu’il conſume, à moins que le mouvement cauſé dans notre Corps par le Feu, ne ſoit continue juſqu’au Cerveau ; & qu’il ne s’excite dans notre Eſprit un ſentiment de chaleur ou une idée de douleur, en quoi conſiſte l’actuelle perception.

§. 4. Chacun a pû obſerver ſouvent en ſoi-même, que lorſque ſon Eſprit eſt fortement appliqué à contempler certains Objets, & à reflechir ſur les idées qu’ils excitent en lui, il ne s’apperçoit en aucune maniére de l’impreſſion que certains Corps font ſur l’organe de l’Ouïe, quoi qu’ils y cauſent les mêmes changemens qui ſe font ordinairement pour la production de l’idée du Son. L’impreſſion qui ſe fait alors ſur l’organe peut être aſſez forte, mais l’Ame n’en prenant aucune connoiſſance, il n’en provient aucune perception ; & quoi que le mouvement qui produit ordinairement l’Idée du Son, vienne à frapper actuellement l’oreille, on n’entend pourtant aucun ſon. Dans ce cas, le manque de ſentiment ne vient ni d’aucun défaut dans l’organe, ni de ce que l’oreille de l’homme eſt moins frappée que dans d’autres temps où il entend, mais de ce que le mouvement qui a accoûtumé de produire cette Idée, quoi qu’introduit par le même organe, n’étant point obſervé par l’Entendement, & n’excitant par conſéquent aucune Idée dans L’Ame, il n’en provient aucune ſenſation. De ſorte que par tout où il y a ſentiment, ou perception, il y a quelque idée actuellement produite, & préſente à l’Entendement.

§. 5.De ce que les Enfans ont des Idées dans le ſein de leur Mère, il ne s’enſuit pas qu’ils ayent des idées innées. C’eſt pourquoi, je ne doute point que les Enfans, avant que de naître, ne reçoivent par l’impreſſion que certains Objets peuvent faire ſur leurs Sens dans le ſein de leur Mére, quelque petit nombre d’idées, comme des effets inévitables des Corps qui les environnent, ou bien des beſoins où ils ſe trouvent, & des incommoditez qu’ils ſouffrent. Je compte parmi ces Idées, (s’il eſt permis de conjecturer dans des choſes qui ne ſont guere capables d’examen) celles de la faim & de la chaleur, qui ſelon toutes les apparences ſont des prémiéres que les Enfans ayent, & qu’à peine peuvent-ils jamais perdre.

§. 6. Mais quoi qu’on ait raiſon de croire, que les Enfans reçoivent certaines Idées avant que de venir au Monde, ces Idées ſimples ſont pourtant fort éloignées d’être du nombre de ces Principes innez, dont certaines gens ſe déclarent les défenſeurs, quoi que ſans fondement, ainſi que nous l’avons déja montré. Car les Idées dont je parle en cet endroit, étant produites par voye de ſenſation, ne viennent que de quelque impreſſion faite ſur le Corps des Enfans lors qu’ils ſont encore dans le ſein de leur Mére ; & par conſéquent elles dépendent de quelque choſe d’extérieur à l’Ame : de ſorte que dans leur origine elles ne diffèrent en rien des autres Idées qui nous viennent par les Sens, ſi ce n’eſt par rapport à l’ordre du temps. C’eſt ce qu’on ne peut pas dire des Principes innez qu’on ſuppoſe d’une nature tout-à-fait différente, puisqu’ils ne viennent point dans l’Ame à l’occaſion d’aucun changement ou d’aucune opération qui ſe faſſe dans le Corps, mais que ce ſont comme autant de caractéres gravez originairement dans l’Ame dès le prémier moment qu’elle commence d’exiſter.