Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/226

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
183
De la Puiſſance. Liv. II.

où il n’y a point de Liberté. Il ne faut que faire un peu de reflexion ſur un ou deux exemples familiers, pour être convaincu de tout cela d’une maniére évidente.

§. 9.La Liberté ſuppoſe l’Entendement & la Volonté. Perſonne ne s’eſt encore aviſé de prendre pour un Agent Libre une Balle, ſoit qu’elle ſoit en mouvement après avoir été pouſſée par une raquette, ou qu’elle ſoit en repos. Si nous en cherchons la raiſon, nous trouverons que c’eſt parce que nous ne concevons pas qu’une Balle penſe ; ni qu’elle aît, par conſéquent, aucune volition qui lui faſſe préferer le mouvement au repos, ou le repos au mouvement. D’où nous concluons qu’elle n’a point de Liberté, qu’elle n’eſt pas un Agent Libre. Auſſi regardons-nous ſon mouvement & ſon repos ſous l’idée d’une choſe néceſſaire, & nous l’appelons ainſi. De même, un Homme venant à tomber de l’Eau, parce qu’un Pont ſur lequel il marchoit, s’eſt rompu ſous lui, n’a point de liberté, & n’eſt pas un Agent libre à cet égard. Car quoi qu’il aît la volition, c’eſt-à-dire qu’il préfere de ne pas tomber à tomber, cependant comme il n’eſt pas en ſa puiſſance d’empêcher ce mouvement, la ceſſation de ce mouvement ne ſuit pas ſa volition ; c’eſt pourquoi il n’eſt point libre dans ce cas-là. Il en eſt de même d’un homme qui ſe frappe lui-même, ou qui frappe ſon Ami, par un mouvement convulſif de ſon Bras, qu’il n’eſt pas en ſon pouvoir d’empêcher ou d’arrêter par la direction de ſon Eſprit : perſonne ne s’aviſe de penſer qu’un tel homme ſoit libre à cet égard, mais on le plaint comme agiſſant par néceſſité & par contrainte.

§. 10.La Liberté n’appartient pas à la volition. Autre exemple : Suppoſons qu’on porte un homme, pendant qu’il eſt dans un profond ſommeil, dans une Chambre où il y ait une perſonne qu’il lui tarde fort de voir, & d’entretenir, & que l’on ferme à clef la porte ſur lui, de ſorte qu’il ne ſoit pas en ſon pouvoir de ſortir. Cet homme s’éveille, & eſt charmé de ſe trouver avec une perſonne dont il ſouhaitoit ſi fort la compagnie, & avec qui il demeure avec plaiſir, aimant mieux être là avec elle dans cette Chambre que d’en ſortir pour aller ailleurs : je demande s’il ne reſte pas volontairement dans ce Lieu-là ? Je ne penſe pas que perſonne s’aviſe d’en douter. Cependant, comme cet homme eſt enfermé à clef, il eſt évident qu’il n’eſt pas en liberté de ne pas demeurer dans cette Chambre, & d’en ſortir s’il veut. Et par conſéquent, la Liberté n’eſt pas une idée qui appartienne à la volition, ou à la préference que notre Eſprit donne à une action plûtôt qu’à une autre, mais à la Perſonne qui a la puiſſance d’agir ou de s’empêcher d’agir, ſelon que ſon Eſprit ſe déterminera à l’un ou à l’autre de ces deux partis. Notre Idée de la Liberté s’étend auſſi loin que cette Puiſſance, mais elle ne va point au delà. Car toutes les fois que quelque obſtacle arrête cette Puiſſance d’agir ou de ne pas agir, ou que quelque force vient à détruire l’indifference de cette puiſſance, il n’y a plus de Liberté ; & la notion que nous en avons, diſparoit tout auſſi-tôt.

§. 11. C’eſt dequoi nous avons aſſez d’exemples dans notre propre Corps, & ſouvent plus que nous ne voudrions. Le Cœur d’un homme bat, & ſon ſang circule, ſans qu’il ſoit en ſon pouvoir de l’empêcher par aucune penſée ou volition particulière ; il n’eſt donc pas un Agent libre par rapport à ces mouvemens dont la ceſſation ne dépend pas de ſon choix & ne ſuit