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diſtinctes & confuſes. Liv. II.

la confuſion diſparoît dès ce moment, & l’Oeil apperçoit auſſi-tôt que ce Portrait eſt un Homme ou Céſar, c’eſt-à-dire, que ces noms-là lui conviennent véritablement & qu’il eſt ſuffiſamment diſtingué d’un Singe ou de Pompée, c’eſt-à-dire, des idées que ces deux noms ſignifient. Il en eſt juſtement de même à l’égard de nos idées qui ſont comme les peintures des choſes. Nulle de ces peintures mentales, j’oſe m’exprimer ainſi, ne peut être appellée confuſe, de quelque maniére que leurs parties ſoient jointes enſemble, car telles qu’elles ſont, elles peuvent être diſtinguées évidemment de toute autre, juſqu’à ce qu’elles ſoient rangées ſous quelque nom ordinaire auquel on ne ſauroit voir qu’elles appartiennent plûtôt qu’à quelque autre nom qu’on reconnoit avoir une ſignification différente.

§. 9.Troiſiéme cauſe de la confuſion de nos Idées, elles ſont incertaines & indéterminées. Un troiſiéme défaut qui fait ſouvent regarder nos Idées comme confuſes, c’eſt quand elles ſont incertaines & indéterminées. Ainſi l’on voit tous les jours des gens qui ne faiſant pas difficulté de ſe ſervir des mots uſitez dans leur Langue maternelle, avant que d’en avoir appris la ſignification préciſe, changent l’idée qu’ils attachent à tel ou tel mot, preſque auſſi ſouvent qu’ils le font entrer dans leurs diſcours. Suivant cela, l’on peut dire, par exemple, qu’un homme a une idée confuſe de l’Egliſe & de l’Idolatrie, lorſque par l’incertitude où il eſt de ce qu’il doit exclurre de l’idée de ces deux mots, ou de ce qu’il doit y faire entrer toutes les fois qu’il penſe à l’une ou à l’autre, il ne ſe fixe point conſtamment à une certaine combinaiſon préciſe d’Idées qui compoſent chacune de ces Idées ; & cela pour la même raiſon qui vient d’être propoſée dans le Paragraphe précedent, ſavoir, parce qu’une Idée changeante (ſi l’on veut la faire paſſer pour une ſeule idée) n’appartient pas plûtôt à un nom qu’à un autre, & perd par conſéquent la diſtinction pour laquelle les noms diſtincts ont été inventez.

§. 10. On peut voir par tout ce que nous venons de dire, combien les Noms contribuent à cette dénomination d’Idée diſtinctes & confuſes, ſi l’on les regarde comme autant de ſignes fixes des choſes, lesquels ſelon qu’ils ſont différens ſignifient des choſes diſtinctes, & conſervent de la diſtinction entre celles qui ſont effectivement différentes, par un rapport ſecret & imperceptible que l’Eſprit met entre ſes Idées & ces noms-là. C’eſt ce que l’on comprendra peut-etre mieux après avoir lû & examiné ce que je dis des Mots dans le Troiſiéme Livre de cet Ouvrage. Du reſte, ſi l’on ne fait aucune attention au rapport que les Idées ont des noms diſtincts conſiderez comme des ſignes de choſes diſtincts, il ſera bien mal-aiſé de dire ce que c’eſt qu’une Idée confuſe. C’eſt pourquoi lorsqu’un homme déſigne par un certain nom une eſpèce de choſes ou une certaine choſe particuliere diſtincte de toute autre, l’idée complexe qu’il attache à ce nom, eſt d’autant plus diſtincte que les idées ſont plus particuliéres, & que le nombre & l’ordre des Idées dont elle eſt compoſée, eſt plus grand & plus déterminé. Car plus elle renferme de ces Idées particuliéres, plus elle a de différences ſenſibles par où elle ſe conſerve diſtincte & ſeparée de toutes les idées qui appartiennent à d’autres noms, de celles-là même qui lui reſſemblent le plus, ce qui fait qu’elle ne peut être confonduë avec elles.