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Des Idées claires & obſcures,

§. 11.La confuſion regarde toûjours deux Idées. La confuſion, qui rend difficile la ſeparation de deux choſes qui devroient être ſeparées, concerne toûjours deux Idées, & celle-là ſur-tout qui ſont le plus approchantes l’une de l’autre. C’eſt pourquoi toutes les fois que nous ſoupçonnons que quelque Idée ſoit confuſe, nous devons examiner quelle eſt l’autre idée qui peut être confonduë avec elle, ou dont elle ne peut être aiſément ſeparée, & l’on trouvera toûjours que cette autre Idée eſt déſignée par un autre nom, & doit être par conſéquent une choſe différente, dont elle n’eſt pas encore aſſez diſtincte parce que c’eſt ou la même, ou qu’elle en fait partie, ou du moins qu’elle eſt auſſi proprement déſignée par le nom ſous lequel cette autre eſt rangée, & qu’ainſi elle n’en eſt pas ſi différente que leurs divers noms le donnent à entendre.

§. 12. C’eſt là, je penſe, la confuſion qui convient aux Idées, & qui a toûjours un ſecret rapport aux noms. Et s’il y a quelque autre confuſion d’Idées, celle-là du moins contribuë plus qu’aucune autre à mettre du deſordre dans les penſées & dans les diſcours des hommes : car la plûpart des idées dont les hommes raiſonnent en eux-mêmes, & celles qui ſont le continuel ſujet de leurs entretiens avec les autres hommes, ce ſont celles à qui l’on a donné des noms. C’eſt pourquoi toutes les fois qu’on ſuppoſe deux Idées différentes, déſignées par deux différens noms, mais qu’on ne peut pas diſtinguer ſi facilement que les ſons mêmes qu’on employe pour les déſigner ; dans de telles rencontres il ne manque jamais d’y avoir de la confuſion entre elles. Le moyen de prévenir cette confuſion, c’eſt d’aſſembler & de réunir dans notre Idée complexe, d’une maniére auſſi préciſe qu’il eſt poſſible, tout ce qui peut ſervir à la faire diſtinguer de toute idée, & d’appliquer conſtamment le même nom à cet amas d’idées, ainſi unies en nombre fixe, & dans un ordre déterminé. Mais comme cela n’accommode ni la pareſſe ni la vanité des hommes, & qu’il ne peut ſervir à autre choſe qu’à la découverte & à la défenſe de la Verité, qui n’eſt pas toûjours le but qu’ils ſe propoſent, une telle exactitude eſt une de ces choſes qu’on doit plûtôt ſouhaiter qu’eſperer. Car comme l’application vague des noms à des idées indéterminées, variables & qui ſont preſque de purs néants, ſert d’un côté à couvrir notre propre ignorance, & de l’autre à confondre & embarraſſer les autres, ce qui paſſe pour véritable ſavoir & pour marque de ſupériorité en fait de connoiſſance, il ne faut pas s’étonner que la plûpart des hommes faſſent un tel uſage des mots, pendant qu’ils le blâment en autrui. Mais quoi que je croie qu’une bonne partie de l’obſcurité qui ſe rencontre dans les notions des hommes, pourroit être évitée ſi l’on s’attachoit à parler d’une maniére plus exacte & plus ſincére ; je ſuis pourtant fort éloigné de conclurre que tous les abus qu’on commet ſur cet article ſoient volontaires. Certaines Idées ſont ſi complexes, & compoſées de tant de parties, que la Mémoire ne ſauroit aiſément retenir au juſte la même combinaiſon d’Idées ſimples ſous le même nom : moins encore ſommes-nous capables de deviner conſtamment quelle eſt préciſément l’Idée complexe qu’un tel nom ſignifie dans l’uſage qu’en fait une autre perſonne. La pré-