Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/501

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
458
De l’Etenduë de la Connoiſſance humaine. Liv. IV.

dont ils opérent ; & nous ne pouvons être aſſûrez d’aucune autre choſe ſur leur ſujet que de ce qu’un petit nombre d’expériences peut nous en apprendre. Mais de ſavoir ſi ces expériences réuſſiront une autre fois, c’eſt de-quoi nous ne pouvons pas être certains. Et c’eſt là ce qui nous empêche d’avoir une connoiſſance certaine des Véritez univerſelles touchant les Corps naturels ; car ſur cet article notre Raiſon ne nous conduit guere au delà des Faits particuliers.

§. 26.D’où il s’enſuit que nous n’avons aucune connoiſſance ſcientifique concernant les Corps. C’eſt pourquoi quelque loin que l’induſtrie humaine puiſſe porter la Philoſophie Expérimentale ſur des choſes Phyſiques ; je ſuis tenté de croire que nous ne pourrons jamais parvenir ſur ces matiéres à une connoiſſance ſcientifique, ſi j’oſe m’exprimer ainſi, parce que nous n’avons pas des idées parfaites & complettes de ces Corps mêmes qui ſont le plus près de nous, & le plus à notre diſpoſition. Nous n’avons, dis-je, que des idées fort imparfaites & incomplettes des Corps que nous avons rapportez à certaines Claſſes ſous des noms généraux, & que nous croyons le mieux connoître. Peut-être pouvons-nous avoir des idées diſtinctes de différentes ſortes de Corps qui tombent ſous l’examen de nos Sens, mais je doute que nous ayions des idées complettes d’aucun d’eux. Et quoi que la prémiére maniére de connoître des Corps nous ſuffiſe pour l’uſage & pour le diſcours ordinaire, cependant tandis que la derniére nous manque, nous ne ſommes point capables d’une Connoiſſance ſcientifique ; & nous ne pourrons jamais découvrir ſur leur ſujet des véritez générales, inſtructives & entiérement inconteſtables. La Certitude & la Démonſtration ſont des choſes auxquelles nous ne devons point prétendre ſur ces matiéres. Par le moyen de la couleur, de la figure, du goût, de l’odeur & des autres Qualitez ſenſibles, nous avons des idées auſſi claires & auſſi diſtinctes de la Sauge & de la Ciguë que nous en avons d’un Cercle & d’un Triangle : mais comme nous n’avons point d’idée des prémiéres Qualitez des particules inſenſibles de l’une & de l’autre de ces Plantes & des autres Corps auxquels nous voudrions les appliquer, nous ne ſaurions dire quels effets elles produiront ; lorſque nous voyons ces effets, nous ne ſaurions conjecturer la maniére dont ils ſont produits, bien loin de la connoître certainement. Ainſi, n’ayant point d’idée des particuliéres affectations mechaniques des petites particules des Corps qui ſont près de nous, nous ignorons leurs conſtitutions, leurs puiſſances & leurs opérations. Pour les Corps plus éloignez, ils nous ſont encore plus inconnus, puiſque nous ne connoiſſons pas même leur figure extérieure, ou les parties ſenſibles & groſſiéres de leurs Conſtitutions.

§. 27.Encore moins concernant les Eſprits. Il paroît d’abord par-là combien notre Connoiſſance a peu de proportion avec toute l’étenduë des Etres même materiels. Que ſi nous ajoûtons à cela la conſideration de ce nombre infini d’Eſprits qui peuvent exiſter & qui exiſtent probablement, mais qui ſont encore plus éloignez de notre Connoiſſance, puiſqu’ils nous ſont abſolument inconnus & que nous ne ſaurions nous former aucune idée diſtincte de leurs différens ordres ou différentes Eſpèces, nous trouverons que cette Ignorance nous cache dans une obſcurité impénétrable preſque tout le Monde intellectuel, qui certainement eſt & plus grand & plus beau que le Monde materiel. Car excepté quel-