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Des Axiomes. Liv. IV.

§. 14.Ces Maximes ne prouvent point l’exiſtence de choſes hors de nous. Mais quoi qu’on puiſſe également démontrer ces deux Propoſitions, il y a du Vuide, & il n’y en a point, par le moyen de ces deux Principes indubitables, Ce qui eſt, eſt, & Il eſt impoſſible qu’une même choſe ſoit & ne ſoit pas ; cependant nul de ces Principes ne pourra jamais ſervir à nous prouver qu’il y ait de Corps actuellement exiſtans, ou quels ſont ces Corps. Car pour cela, il n’y a que nos Sens qui puiſſent nous l’apprendre autant qu’il eſt en leur pouvoir. Quant à ces Principes univerſels & évidens par eux-mêmes, comme ils ne ſont autre choſe que la connoiſſance conſtante, claire & diſtincte que nous avons de nos Idées les plus générales & les plus étenduës, ils ne peuvent nous aſſûrer de rien qui ſe paſſe hors de notre Eſprit : leur certitude n’eſt fondée que ſur la connoiſſance que nous avons de chaque Idée conſiderée en elle-même, & de ſa diſtinction d’avec les autres, ſur quoi que nous ne ſaurions nous méprendre, tandis que ces Idées ſont dans notre Eſprit : quoi que nous puiſſions nous tromper, & que ſouvent nous nous trompions effectivement, lorſque nous retenons les noms ſans les Idées, ou que nous les employons confuſément, pour deſigner tantôt une idée, & tantôt une autre. Dans ces cas-là, la force de ces Axiomes ne portant que ſur le ſon, & non ſur la ſignification des Mots, elle ne ſert qu’à nous jetter dans la confuſion & dans l’erreur. J’ai fait cette Remarque pour montrer aux hommes, que ces Maximes, quelque fort qu'on les exalte comme les grands boulevards de la Vérité, ne les mettront pas à couvert de l’Erreur, s’ils employent les mots dans un ſens vague & indéterminé. Du reſte, dans tout ce qu’on vient de voir ſur le peu qu’elles contribuent à l’avancement de nos Connoiſſances, ou ſur leur dangereux uſage lors qu’on les applique à des idées indéterminées, j’ai été fort éloigné de dire ou de prétendre qu’elles doivent être[1] laiſſées à l’écart, comme certaines gens ont été un peu trop prompts à me l’imputer. Je les reconnois pour des véritez, & des véritez évidentes par elles-mêmes, & en cette qualité elles ne peuvent point être laiſſées à l’écart. Juſques où que s’étende leur influence, c’eſt en vain qu’on voudroit tâcher de la reſſerrer, & c’eſt à quoi je ne ſongeai jamais. Je puis pourtant avoir raiſon de croire, ſans faire aucun tort à la Vérité, que, quelque grand fond qu’il ſemble qu’on faſſe ſur ces Maximes, leur uſage ne répond point à cette idée ; & je puis avertir les hommes de n’en pas faire un mauvais uſage pour ſe confirmer eux-mêmes dans l’Erreur.

§. 15.Leur uſage eſt dangereux à l’égard des Idées complexes. Mais qu’elles ayent tel uſage qu’on voudra dans des Propoſitions Verbales, elles ne ſauroient nous faire voir, ou nous prouver la moindre connoiſſance qui appartienne à la nature des Subſtances telles qu’elles ſe trouvent & qu’elles exiſtent hors de nous, au delà de ce que l’Expérience nous enſeigne. Et quoi que la conſéquence de ces deux Propoſitions qu’on nomme Principes, ſoit fort claire, & que leur uſage ne ſoit ni nuiſible ni dange-

  1. Ce ſont les propres termes d’un Auteur qui a attaqué ce que Mr. Locke a dit du peu d’uſage qu’on peut tirer des Maximes. On ne voit pas trop bien ce qu’il entend par Lai aside, laiſſer à l’écart. Peut-être a-t-il voulu dire par-là négliger, mépriser. Quoi qu’il en ſoit, on ne peut mieux faire que de rapporter ſes propres termes.