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LE ROMAN D’UN ENFANT

je vins au monde) l’enfance sénile avait tout à coup terrassé son intelligence ; je ne l’ai donc guère connue qu’ainsi, les idées perdues, l’âme absente. Elle s’arrêtait longuement devant certaine glace, pour causer, sur le ton le plus aimable, avec son propre reflet qu’elle appelait « ma bonne voisine », ou « mon cher voisin ». Mais sa folie consistait surtout à chanter avec une exaltation excessive, la Marseillaise, la Parisienne, le Chant du Départ, tous les grands hymnes de transition qui, au temps de sa jeunesse, avaient passionné la France ; cependant elle avait été très calme, à ces époques agitées, ne s’occupant que de son intérieur et de son fils, — et on trouvait d’autant plus singulier cet écho tardif des grandes tourmentes d’alors, éveillé au fond de sa tête à l’heure où s’accomplissait pour elle le noir mystère de la désorganisation finale. Je m’amusais beaucoup à l’écouter ; souvent j’en riais, — bien que sans moquerie irrévérencieuse, — et jamais elle ne me faisait peur, parce qu’elle était restée absolument jolie : des traits fins et réguliers, le regard bien doux, de magnifiques cheveux à peine blancs, et, aux joues, ces délicates couleurs de rose séchée que les vieillards de sa génération avaient souvent le privilège de conserver. Je ne sais quoi de modeste, de discret, de candidement honnête