Page:Loti - Roman d’un enfant, éd. 1895.djvu/54

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
40
LE ROMAN D’UN ENFANT

l’animal lui-même, une grosse bonne femme qui l’appelait pour lui donner à manger.

Le Canard malheureux, au contraire, nageait seul, abandonné sur une sorte de mer brumeuse que figuraient deux ou trois traits parallèles, et, dans le lointain, on apercevait les contours d’un morne rivage. Le papier mince, feuillet arraché à quelque livre, était imprimé au revers, et les lettres, les lignes transparaissaient en taches grisâtres qui subitement produisirent à mes yeux l’impression des nuages du ciel ; alors ce petit dessin, plus informe qu’un barbouillage d’écolier sur un mur de classe, se compléta étrangement de ces taches du fond, prit tout à coup pour moi une effrayante profondeur ; le crépuscule aidant, il s’agrandit comme une vision, se creusa au loin comme les surfaces pâles de la mer. J’étais épouvanté de mon œuvre, y découvrant des choses que je n’y avais certainement pas mises et qui d’ailleurs devaient m’être à peine connues. — « Oh ! disais-je avec exaltation, la voix toute changée, à mon petit camarade qui ne comprenait pas du tout, oh ! vois-tu… je ne peux pas le regarder ! » Je le cachais sous mes doigts, ce dessin, mais j’y revenais toujours. Et le regardais si attentivement au contraire, qu’aujourd’hui, après tant d’années, je le revois encore tel qu’il m’apparut là,