Aller au contenu

Page:Louis Delaporte - Voyage d'exploration en Indo-Chine, tome 1.djvu/187

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

La récréation du ballet, à laquelle toute la cour parut prendre le plus vif plaisir, fut suivie d’une collation, à laquelle seuls nous prîmes part avec le roi.

Ce n’était pas sans les plus vifs regrets que celui-ci se séparait de son conseiller intime et de son tuteur politique, M. de Lagrée. L’horizon était gros d’orage : l’évasion de Pou Kombo avait été suivie d’une levée de boucliers contre son royal parent. On se rappelle que Noroudam était né bien avant que son père fût roi du Cambodge, et alors que l’existence de Ang Em et de ses fils semblait devoir l’en écarter à jamais. Cette naissance en dehors de la condition royale était un des griefs les plus graves invoqués contre le roi actuel. De plus Noroudam, dont les besoins et les convoitises grandissaient depuis qu’il était en contact avec la civilisation européenne, avait, dans le but d’augmenter ses revenus, affermé la plupart des branches de l’impôt à des Chinois dont les exactions irritaient profondément les populations. Pou Kombo se hâta de promettre la suppression de ces fermes, et il sut débuter par un coup d’éclat. La population du district de Tay-ninh est très-clair-semée et composée en grande partie de Cambodgiens. Cet arrondissement est un des plus vastes et des moins peuplés de la Cochinchine. Aussi les corvées imposées récemment par l’administration locale, pour l’exécution de travaux au chef-lieu, avaient paru particulièrement pénibles et vivement excité le mécontentement des habitants. Pou Kombo exploita ces rancunes et réussit à massacrer dans un guet-apens l’infortuné capitaine Savin de Larclauze, inspecteur des affaires indigènes chargé du gouvernement du district. Des troupes, immédiatement envoyées contre le rebelle, avaient essuyé un échec qui avait coûté la vie au lieutenant-colonel Marchaisse ; grâce au prestige de ce succès sur les Français, on pouvait craindre que le mouvement ne se propageât dans le Cambodge proprement dit, et que Pou Kombo ne tentât le passage du grand fleuve et l’attaque directe de la capitale du royaume.

Dans de telles circonstances, la connaissance que M. de Lagrée avait du caractère cambodgien, l’influence personnelle qu’il avait acquise sur les gouverneurs de province et les principaux personnages de la cour, pouvaient être de l’utilité la plus grande, non-seulement au roi Noroudam, mais encore au gouverneur de la colonie, qui avait toujours agi jusqu’à ce moment d’après les indications d’un officier dans le jugement duquel il avait la confiance la plus entière et la mieux justifiée. Mais il était trop tard pour remettre un voyage solennellement annoncé en France. Rien ne faisait encore prévoir que ce mouvement insurrectionnel dût atteindre des proportions sérieuses. Quelques mesures promptes et énergiques devaient probablement suffire à l’étouffer. La présence de canonnières françaises à Pnom Penh assurait d’ailleurs Noroudam contre un coup de main, et ce n’avait pas été sans doute l’un des moindres motifs qui l’avaient porté à abandonner sa résidence d’Oudong.

Le Cosmao, de retour de Bankok, venait de mouiller à Kompot, et l’or et les passe-ports siamois qu’il rapportait avaient été immédiatement expédiés à Pnom Penh. L’heure du départ allait sonner. Le roi fit tous ses efforts pour faire accepter à M., de Lagrée le cadeau d’une barre d’or, dernier témoignage de sa royale munificence. Il ne réussit pas. Ce n’était pas le premier sujet d’étonnement que lui donnaient les mœurs françaises, si différentes à cet égard des mœurs cambodgiennes.