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Page:Louis Delaporte - Voyage d'exploration en Indo-Chine, tome 1.djvu/343

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envoyé des officiers, que nous ne pouvions pas manquer de rencontrer sur notre route, puisque de cette ville ils avaient l’intention de redescendre le cours du fleuve.

Cette dernière nouvelle fut pour nous un véritable coup de massue. Nous nous crûmes devancés, dans la région que nous voulions explorer, par une expédition scientifique rivale. L’intérêt attaché par les Anglais aux découvertes géographiques dans le nord de l’Indo-Chine et les efforts qu’ils avaient tentés dans cette direction les années précédentes, donnaient au fait qui nous était annoncé un degré de vraisemblance qui ne nous permit pas de le révoquer en doute un seul instant. Nous regrettâmes amèrement alors le temps perdu à Bassac à attendre les passe-ports et les instruments que la colonie de Cochinchine devait nous faire parvenir, et que j’avais dû, après quatre mois d’attente infructueuse, aller chercher moi-même à Pnom Penh. Au point de vue politique, notre influence et notre prestige avaient tout à perdre à la comparaison qu’allaient faire les indigènes entre la pauvre et modeste Mission française, voyageant sans éclat, sans escorte, obligée de mesurer ses générosités et ses dépenses aux faibles ressources mises à sa disposition, et l’expédition anglaise, composée, nous disait-on, de plus de quarante Européens, et déployant un faste en rapport avec la richesse du puissant gouvernement colonial qui l’avait sans doute organisée. Nous nous demandions avec anxiété quelle était la partie du fleuve que cette expédition avait pu reconnaître au-dessus de Luang Prabang. À partir de ce point jusqu’à Pak Lay, le cours du fleuve était connu par le voyage de Mouhot, et nous arriverions probablement à temps dans cette dernière ville pour achever, avant tout autre voyageur, la reconnaissance de la partie sud du fleuve, dont le cours, levé pour la première fois, demeurerait notre propriété incontestable. Mais il était dur, pour qui avait espéré de plus vastes découvertes et la gloire plus éclatante de pénétrer jusqu’en Chine par la vallée du Cambodge, de se contenter d’un lot relativement aussi mince que le tracé de six cents milles géographiques du cours de ce fleuve.

Ainsi, notre voyage commençait à peine, et déjà l’inconnu manquait sous nos pieds ; là où nous avions espéré une récolte vierge encore de tout moissonneur, il ne nous restait plus qu’à glaner sur les pas d’autrui. Nous en étions inconsolables. Le commandant de Lagrée surtout était plus affecté qu’il ne se l’avouait à lui-même. Une réflexion lui vint cependant, qui nous réconforta un peu. « Les Anglais n’ont pu, nous dit-il, reconnaître bien haut le fleuve du côté du Tibet, puisque, partis sans doute de Birmanie, ils se rabattent déjà vers le sud ; eh bien ! s’ils ont reconnu avant nous la partie médiane du cours du fleuve, nous prendrons notre revanche dans le nord, et nous pousserons jusqu’aux sources, s’il le faut, pour dépasser leurs traces. » L’émulation dans les entreprises scientifiques est un ressort d’une incomparable puissance. Le chagrin que nous avions ressenti tout d’abord en nous voyant devancés, devint un stimulant qui nous anima d’une ardeur plus grande et d’une foi nouvelle. Ce fut dans ces dispositions que, le 14 avril, nous nous remîmes en route.

Un peu en aval de Xieng Cang, nous rencontrâmes un de ces radeaux construits en bambous, dont il a déjà été parlé, véritables maisons flottantes qui permettent, lorsqu’on descend le fleuve, de transporter de nombreux voyageurs et des quantités énormes de