Page:Lourié - La Philosophie de Tolstoï.djvu/14

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timidité qui le condamne à l’isolement moral, qui l’oblige à rentrer en lui-même, à vivre dans ses pensées, à prendre le goût de la réflexion et de l’analyse intérieure, c’est la timidité qui lui ouvre l’accès d’une vue idéale, supérieure à la vie réelle, qui développe en lui l’originalité de l’esprit, la sensibilité excessive et le besoin d’affection.

Dans sa vieillesse, lorsqu’il brûlera tout ce qu’il adorait jadis, Tolstoï raillera ces sentiments et cette sensibilité affective : l’esprit éprouve souvent le besoin de se venger des servitudes passées du cœur. Il ne reste pas moins vrai que Tolstoï fut toujours un sensitif. Mais la sensibilité s’accompagnait chez lui d’une grande puissance d’abstraction. C’est là encore une des conséquences de sa timidité. « Le timide est hanté de l’idée de la perfection ; il veut être entièrement naturel et rigoureusement juste dans l’expression de ses sentiments et de ses pensées[1] » Si la timidité ne procède pas du tempérament individuel et supérieur, elle le crée. Un membre anonyme de la foule n’est jamais timide. « Ceux qui ont toujours été à l’aise sont à coup sûr des heureux, mais ce sont, pour la plupart, des médiocres[2]. » La timidité crée la hardiesse de pensée. « Si je suis passablement hardi en pensée, dit Renan, je suis en pratique timide à l’excès[3]. »

Après la mort de la mère, c’est une parente éloignée, Mme Egorskaïa, qui se chargea de l’éducation

  1. Dugas. La timidité, p. 113, Paris, F. Alcan.
  2. Idem, p. 141.
  3. Lettres, 1845.