comprend pas comment leurs soldats ne sont pas submergés jusqu’au dernier par les inondations. Ils ont des tempêtes faites tout exprès pour eux ; ils marchent en Afrique les pieds entortillés de serpents ; leurs malades échappent à toutes les prévisions de l’art de guérir, leurs plaies bâillent connue le gouffre de la Pythie ; les armées percées de traits, les forêts coupées par le pied, ne tombent pas, tant les hommes et les arbres y sont pressés. Il n’y a rien de trop extraordinaire [loiMles héros de Lucain. Le bruit de leur choc dans les batailles est entendu aux extrémités du monde. Ainsi toute la scène est agrandie prodigieusement, pour ipie les acteurs y paraissent moins petits, mais c’est le contraire qui arrive. Plus le théâtre est vaste, plus l’acteur s’y perd. Les tableaux de Lucain me rappellent ceux d’un certain paysagiste de je ne sais quel roi de Naples qui les payait an pied carré. Le paysagiste pour augmenter la somme augmentait les pieds carrés, et faisait des cieux immenses pour des bergers de la hauteur du pouce et des arbres de la hauteur du coude. Ceux qui ne .savaient pas ses arrangements avec le roi de Naples trouvaient son ciel trop haut et ses personnages trop petits. On en pourrait dire autant des tableaux de Lucain.
Quand j’ai fait la remarque que Lucain n’est point entre au fond des causes de la guerre civile, je n’ai point entendu par là que la condition d’un poëme historique fût nécessairement de scruter et de discuter les événements à la manière de l’historien ou de l’homme d’état. On ne demande pas au poêle de savants exposés des révolutions politiques, tâche aride qui ne s’accommoderait ni des grâces de la poésie, ni des hardiesses de l’imagination ; on lui demande des inspirations, des images, de l’harmonie, et, (Ktur mettre ses impressions personnelles d’accord avec la vérité de tous les temps et de tous les pays, du bon sens. Si Lucain avait simplement mis en vers les traditions populaires, il aurait pu faire un excellent poëme, à la condition pourtant d’être simple et naturel comme les souvenirs du peuple. Mais comme il n’a pas pensé à recueillir les traditions, on peut lui demander pourquoi, voulant juger les guerres civiles, il les a mal jugées, pourquoi, n’ayant ni simplicité ni naturel, il ne nous en dédommage pas par des études profondes ; pourquoi il ne sait être ni louchant comme la tradition populaire, ni instructif eoiuuie l’historien. Il n’y avait que deux manières de faire la Pharsale, c’était ou de recueillir à Rome, et par toute l’Italie, les souvenirs nationaux sur ces dernières guerres de la liberté, de courir en Grèce, en Égypte, sur les traces de Pompée et de César, d’interroger les pâtres de la Thessalie, et de composer avec tous ces bruits populaires une épopée errante et naïve ; ou bien d’analyser profondément les causes des guerres civiles, et d’expliquer en particulier celles qui rendirent César maître du monde. Or, Lucain n’a traité son sujet ni de l’une ni de l’autre manière.
Que représente à son tour le César de Lucain ? quelle passion a-t-il personnifiée dans ce grand homme ? — L’ambition. — Mais quelle sorte d’ambition ? — La plus brutale à mon sens, la plus vague, la plus inintelligente. C’est un genre d’ambition qui n’eût pas été de mise même au fond de la Scythie, à plus forte raison dans le pays le plus civilisé de la terre, dans le centre de toutes les civilisations. César joue, dans le drame de la Pharsale, le rôle d’un de ces dieux de théâtre qu’on fait intervenir pour dénouer l’intrigue, faute d’un événement naturel qui le dénoue. À la guerre, il se jette en aveugle dans cette mêlée où se jouent les destinées du monde ; il frappe d’estoc et de taille, il s’enivre de sang ; il aime la guerre, et, qui pis est, il a fait pour ses désastres, pour ses cruautés, pour son horrible frénésie. À Rome, « il aime mieux être craint qu’aime, n mol réchauffé de Tibère et bien faussement attribué à César, lequel était un peu plus haut que cette