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VIE DE LUCAIN.


sphère ou s’agitent les tyrans de second ordre. Cet homme si profond et si simple, qui avait mieux que du courage, et qui savait n’en avoir qu’à propos, et dans lequel, sauf quelques goûts de libertinage obscur, je ne vois aucune passion qui n’ait été gouvernée par l’utililë et mesurée à l’importance du résultat ; cet homme qui se trouva réduit, comme tous les gens de guerre, ù être cruel, mais qui ne le fui jamais par faiblesse, comme Pompée, ni par hypocrisie et peur, comme Auguste, ni par intempérance et mauvais instinct, comme Marins et Sylla ; cet homme, plus maître encore de lui que de sa fortune, admirez ce qu’en a fait le neveu de ce Sénèque, lequel ne voyait lui-même qu’une bête féroce dans Alexandre 1 Le César de Lucain, c’est moins que Sylla au déclin de sa vie : c’est un furieux qui ne veut que des succès sanglants ; qui est charmé de trouver l’Italie remplie d’ennemis afin d’en avoir plus à tuer ; qui ne croit pas faire du chemin s’il ne se bal pas ; qui aime mieux entrer par des portes brisées que par des portes qui s’ouvrent volontairement ; qui est charmé qu’on lui dispute le passage afin de se faire jour par le fer et le feu. Je sais bien que pour rendre Pompée plus grand, il était poétiquement nécessaire de diminuer César ; mais encore ne faut -il pas prêter à un homme de guerre, auquel on reconiiait d’ailleurs de grands talents, une passion de meurtre et de ravage qui se comprend à peine dans un barbare imbécile. Il n’y a pas un général sérieux et digne de ce nom qui soit fâché d’éviter une bataille en acceptent une soumission, et n’aime mieux recevoir pacifiquement les clefs d’une ville ennemie, que d’entrer par la brèche sur les cadavres des siens. La poésie n’autorise pas les non sens.

À la bataille de Pharsale, le César de Lucain court çà et là comme un fou sur toute la ligne de bataille ; il inspecte les glaives de ses soldats, pour juger d’après la quantité de sang dont ils sont souillés quel a été le courage de chacun ; il note le soldat qui lance vigoureusement ses traits et celui qui les lance mollement ; celui qui voit gaiment tomber son père ou son frère, et celui qui change de couleur après avoir frappé un citoyen romain. Ailleurs, il visite les blessés et met la main sur leurs plaies pour empêcher l’écoulement du sang ; un peu plus loin, il donne une épée à un soldat qui a perdu ou brisé la sienne ; à un autre il apporte des traits qu’il a ramassés par terre ; il va du front à l’arrière-garde, et frappe les retardataires avec le bois de sa lance (I. 7). Lucain fait une confusion par trop irréfléchie entre l’activité et l’agitation désordonnée ; pour vouloir trop multiplier César, il le prodigue ridiculement ; pour vouloir le mettre partout, il ne le met nulle part où il doit être. Quant au rôle d’espion cruel, qu’il lui prête plus haut, ce n’est guère plus sensé, et c’e’t odieux. Si César avait pu douter de ses soldats, il n’aurait pas attendu, pour faire celte statistique des courages, (pie la halaille qui décidait de toute la guerre fut engagée : il eut mieux pris son temps.

Tout à l’heure cet ogre de guerre va repaître longuement ses regards des cadavres entasses dans les champs de Pharsale ; il défendra qu’on leur rende les honneurs funèbres ; il se fera servir à dîner sur un lieu élevé d’où il puisse, tout en mangeant, ne rien perdre du spectacle de ces débris humains. Tout cela est aussi puéril que dégoûtant.

Le personnage le plus important de la Pharsale après César et Pompée, c’est Caton. La vérité, ou du moins une espèce de vérité était aisée à atteindre en faisant le portrait de Caton. Le stoïcisme outrant la nature humaine, le portrait du héros du stoïcisme pouvait être guindé sans cesser d’être vrai, du moins historiquement. J’aime mieux le Caton de Lucain que son Pompée et son César : il a du moins une certaine unité, et s’il est exagéré quelquefois, il n’est jamais faux. Il prononce de belles paroles qui lui font honneur comme stoïcien, sinon comme homme d’état. Mais si ce caractère est exact, on ne peut pas trouver qu’il ait été tracé avec profondeur. Le Caton de Lucain est trop en dehors ; c’est plus souvent un rôle qu’un homme. Caton se prosterne devant soi, il se contemple ; il se fait sans façon le dieu du monde, et se met à la place de cet Olympe dispersé qui laisse périr les vieilles lois et les vieilles libertés romaines. À la manière dont il donne ses réponses, on voit qu’il a la conscience que ce sont des oracles qu’on lui demande. Il dit longtemps à l’avance, afin qu’on ne l’ignore : Je suis Caton. Je voudrais qu’on sentit naturellement sa présence sans qu’il prît la peine de nous en donner avis à chaque instant et avec une morgue ridicule. Quand Brutus, pauvre fanatique, dont Lucain fait une espèce de chapelain domestique, devant lequel Caton et Marcia se reprennent pour mari et femme, sous la condition qu’il n’y aura pas de nuit de noces (l. II, 1. V. 930-371 ), vient consulter son maître sur le parti qu’il doit prendre dans les déchirements qin se préparent, me persuadera-t-on que ce Dieu et ce fidèle, dont l’un semble parler du haut d’un trépied sacré, et dont l’autre interroge à genoux, représentent les deux hommes austères de Plutarque et de Shakespeare, causant tous deux de la chose publique dans la chambre de Caton, et pensant au rôle qu’ils allaient y jouer, bien plus assurément qu’à débiter des aphorismes larmoyants sur les maux de l’humanité ? Quelle connaissance de l’homme et de la lutte politique y a-t-il dans ces deux héraclites, maître et disciple, qui s’adulent, qui s’apitoient tout ensemble sur les désastres de la guerre, pendant que César fond à marches forcées sur Rome ?

Que dire des personnages secondaires de la Pharsale, de Cornélie, femme de Pompée ? c’est une épouse qui ne peut pas pleurer sans vous faire rire d’elle ou de son mari : ses plus violentes et ses plus irrépara-