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XXIII
INTRODUCTION ET NOTICE.

pour que nous en portions ici un jugement, qui ne serait qu’une redite. Nous ferons seulement observer que la belle infidèle de d’Ablancourt datant de 1654, a nécessairement perdu à travers les âges ce caractère de beauté qu’on se plaisait à lui reconnaître, et qu’il ne lui reste plus guère que la dernière des deux qualités, par lesquelles Ménage l’avait spirituellement désignée. Belin de Ballu est infiniment supérieur à son modèle. Quoique sa traduction ait paru en 1789, elle n’a point trop vieilli. Cependant le système qu’il a suivi s’écarte encore beaucoup de celui que les maîtres du genre nous ont depuis fait connaître[1] : il ne serre jamais le texte d’assez près ; il atténue fréquemment l’expression énergique, le tour hardi de l’auteur grec ; il en éteint le feu ; il en ralentit l’allure vive et dégagée ; il va jusqu’à lui donner un air solennel et quelque peu guindé dans des passages dont le mérite est le jet soudain de la pensée, la rapidité du mouvement, l’agilité du mot, la prestesse de la réplique. Aussi, bien que nous l’ayons toujours eu devant nous, nous avons plus souvent évité de le suivre, qu’essayé de marcher constamment sur ses traces. En outre, les travaux de la critique et de la philologie ont fait de tels progrès depuis Belin de Ballu, que le texte d’après lequel il a travaillé est bien loin de valoir pour la pureté, la correction, l’heureuse introduction de judicieuses variantes, celui que nous ont fourni Lehmann et les éditeurs allemands. Nous avons donc trouvé des ressources qui lui manquent ; seulement cette heureuse

  1. « Le système de traduction qui prévaut aujourd’hui, dit M. Artaud dans la préface de sa traduction de Sophocle, consiste à se tenir le plus près possible du texte ; à tâcher de le reproduire exactement, avec ses qualités comme avec ses défauts ; à conserver la physionomie de l’original, autant du moins que le comporte le génie de notre langue… Il est une tentation assez fréquente, à laquelle le traducteur est forcé de résister, c’est d’adoucir quelques nuances trop heurtées, d’atténuer la brutalité de certains sentiments qui choquent nos habitudes et nos idées modernes. Il doit se tenir en garde contre ce penchant, sous peine de substituer une image de convention à une image fidèle. Il n’est pas chargé de corriger son auteur et de le rendre irréprochable, ni de le travestir à la mode changeante des convenances locales. »