Page:Lucrèce, Virgile, Valérius Flaccus - Œuvres complètes, Nisard.djvu/175

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Il mourait avec le doux pressentiment de son immortalité, et toutefois avec le regret tardif de laisser quelque chose d’imparfait. Il avait ordonné par testament qu’on brûlât son Énéide ; et l’on aurait peine à croire à tant de modestie, si le sens critique des hommes de génie, et l’idée de perfection absolue sur laquelle ils se règlent, ne les élevaient pas d’abord au-dessus d’eux-mêmes et de leurs efforts les plus audacieux. Virgile avait d’abord institué pour héritiers, son frère Valérius Proculus, né d’un autre père ; ensuite Auguste, Mécène, L.Varius et Plotius Tucca, qui n’eurent garde de brûler l’Énéide, et qui se bornèrent à retrancher quelques vers imparfaits, sans se permettre aucune addition.

Si l’on en croit les auteurs qui ont parlé de Virgile et leur commun témoignage, le poëte de Mantoue était d’une taille assez élevée, rustique d’apparence, d’une complexion délicate, sujet à des incommodités graves, très-sobre dans l’usage des aliments, et naturellement sérieux et mélancolique. Il aimait passionnément la solitude, qui l’avait fait poëte avant toute discipline ; la solitude, qui livre au poëte avec les secrets de son propre cœur ceux de la nature et de la Providence universelle : Spiritus intus alit... Au reste d’un commerce facile et abandonné, ne censurant personne, ne louant même pas ses amis avec la bassesse déliée qu’y savent mettre les gens d’esprit, d’une bienveillance sans bornes pour tout le monde, Virgile, comme Horace l’a dit du vrai poëte, semblait n’avoir rien en propre : sa bibliothèque était moins à lui qu’aux autres ; il répétait souvent cet adage d’Euripide : Tout est commun entre les amis. Quoiqu’il vécût presque toujours retiré dans la Campanie ou dans la Sicile, il possédait une maison magnifique à Rome dans le quartier des Esquilies, auprès des jardins de Mécène : il jouissait en outre d’une fortune considérable qu’il avait reçue d’Auguste et de ses amis, sans l’avoir jamais demandée. Nous ne saurions pas par la tradition le bel usage qu’il en fit, que ses seuls écrits nous l’apprendraient. Il répandit sur ses parents, sur ces pauvres bergers des Églogues avec lesquels il avait été pauvre, les bienfaits d’Auguste, et il mit dans l’aisance toute sa famille. Le plus aimable des poëtes, comment n’aurait-il pas été le meilleur des hommes ?

Horace parle de lui comme de l’âme la plus candide qui ait jamais été. Ses mœurs elles-mêmes, qu’il gardait pures au milieu des faciles voluptés de l’épicuréisme, rendaient sa bonté plus charmante encore et plus respectable. À Naples on ne l’appelait que la Vierge. Il était si modeste qu’il se réfugiait dans les maisons de Rome pour se dérober aux regards de la foule qui se portait sur ses pas, ou le montrait du doigt. Mais cela même le livrait davantage à l’admiration publique. Un jour quelques vers de Virgile, lus sur le théâtre, excitèrent un tel enthousiasme, que le peuple se leva tout entier ; et le poëte, présent par hasard à ce spectacle, reçut les marques d’honneur et de respect qui s’adressaient ordinairement à Auguste. Il était le chantre de la grandeur romaine, comme Tite-Live en était l’historien. On assure qu’avant cette époque Cicéron ayant entendu l’admirable tableau de la philosophie d’Épicure, dans l’Églogue de Silène, récitée par la célèbre comédienne Cithéris, s’était écrié : Magnæ spes altera Romæ.

Les détracteurs n’ont pas manqué à Virgile. Ce furent les méchants poëtes de son temps et les plus pervers empereurs de Rome. Caligula le haïssait sans savoir pourquoi, pour haïr les morts comme il faisait les vivants. Mais l’admiration immense qu’il avait excitée parmi ses contemporains était déjà devenue pour la postérité un véritable culte. Silius Italicus, imitateur de Virgile, célébrait tous les ans à Naples l’anniversaire de la naissance du poëte qu’il révérait comme un dieu. L’empereur Sévère appelait Virgile le Platon des poëtes ; et il rendait presque les honneurs divins à l’image de Cicéron et à celle de Virgile, placées parmi ses dieux lares. Le grand nom de Virgile, réveillé par la guerre et redit par les échos d’une terre à jamais glorieuse, émut nos armées républicaines. Le général Championnet à Naples, et le général Miollis à Mantoue, ont, à leur première halte de victoires, honoré d’un monument le berceau et le tombeau du grand poëte.

Nous n’élèverons pas de discussion nouvelle sur l’authenticité des petits poëmes attribués à Virgile. Les commentateurs qui ont le plus protégé ces opuscules médiocres, sauf deux ou trois des plus petits, n’ont pu s’accorder sur ce point de peu d’importance. Nous donnons la traduction de ces petits poëmes sans notes, Heyne lui-même ne les ayant pas jugés dignes d’être annotés.

Pour ce qui est des notes jointes aux véritables œuvres de Virgile, nous n’avions rien de mieux à faire qu’à en extraire des éditions antérieures un choix qui suffit à tous les éclaircissements. Ces notes, dont quelques-unes se recommandent de noms considérables dans les lettres, touchent exclusivement aux points les plus intéressants de la mythologie, de la géographie, et de l’histoire. Les notes des Églogues, réduites à ce qui est indispensable, ont été empruntées à M. Désaugiers aîné, le frère du célèbre chansonnier, poëte lui-même et traducteur spirituel des Églogues latines, qu’il a essayé de ranger dans un ordre chronologique autre, et, selon lui, meilleur que l’ordre adopté jusqu’à présent. Sans nous prononcer sur ce classement, qui est au moins ingénieux, nous nous bornons à donner par extraits celles de ces notes qui nous ont paru offrir le plus d’intérêt.