Page:Lucrèce, Virgile, Valérius Flaccus - Œuvres complètes, Nisard.djvu/242

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plorable Orphée, qui n’a pas mérité ses malheurs, suscite contre toi ces peines que les destins seuls pourront suspendre ; c’est sur toi qu’il venge cruellement l’épouse qui lui a été ravie. Eurydice fuyant devant toi courait éperdue sur les bords du fleuve ; elle ne vit pas à ses pieds, l’infortunée qui en devait mourir ! une hydre immense, cachée sous les hautes herbes de la rive. (4, 460) Soudain le chœur des Dryades ses compagnes remplit au loin les montagnes de ses cris ; les sommets du Rhodope en gémirent ; les cimes du Pangée, la terre de Rhésus aimée de Mars, les Gètes, I’Hèbre et Orithyie en pleurèrent. Orphée, le triste Orphée, charmant avec sa lyre les douleurs du veuvage, seul sur la rive déserte ne chantait que toi, chère épouse, toi quand venait le jour, toi quand revenait la nuit. Il osa même descendre dans les gouffres du Ténare ; il vit le profond royaume de Pluton, et ses bois que remplissent l’horreur et les ténèbres, et les mânes, et le terrible roi des enfers, (4, 470) et ces cœurs que les prières des humains n’ont jamais attendris. Cependant des profondeurs de l’Érèbe sortaient, émues par ses chants, les ombres légères, et les spectres qui ne voient plus la lumière : ils accouraient, aussi nombreux que les oiseaux qui se rassemblent par milliers sous le feuillage des bois, quand le soir ou une pluie d’orage les chasse des montagnes ; c’étaient des mères, des époux, des héros magnanimes, délivrés de la vie ; des enfants, des vierges destinées à l’hymen, des jeunes gens mis sur le bûcher sous les yeux de leurs parents. L’odieux Cocyte au noir limon, aux roseaux affreux, les enchaîne dans ses eaux dormantes, (4, 480) et neuf fois le Styx les environne de ses replis infranchissables. L’enfer même, et le Tartare, et les plus profondes demeures de la mort, s’en émurent ; les Euménides à la chevelure de vipères parurent charmées ; Cerbère en retint ses trois gueules béantes, et la roue d’Ixion s’arrêta suspendue dans les airs. Echappé de tous les dangers, Orphée revenait des sombres bords, et Eurydice, qui lui était rendue, marchait vers les régions de la lumière, le suivant sans qu’il la vît ; Proserpine ne la lui rendait qu’à ce prix. Mais, ô délire soudain d’un amant insensé, et bien digne de pardon, si l’enfer savait pardonner ! (4, 490) il s’arrête, et presque aux portes du jour, s’oubliant lui-même, hélas ! et vaincu par l’amour, il regarde son Eurydice. En ce moment tous ses efforts s’évanouirent ; les traités furent rompus avec l’impitoyable tyran des enfers, et trois fois les gouffres de l’Averne retentirent d’un épouvantable fracas. Mais elle : « Quelle folie m’a perdue, malheureuse que je suis ! et te perd en ce jour, ô mon Orphée ! Voici que les cruels destins me rappellent à eux ; je sens mes yeux éteints nager dans les ombres du sommeil éternel : adieu ! L’immense nuit m’environne et m’entraîne ; je te tends encore des mains défaillantes... Hélas ! je ne suis plus à toi. » (4, 499) Elle dit, et, pareille à la fumée qui s’évapore, elle se dissipa dans les airs et disparut. En vain Orphée voulait saisir une ombre, et, lui parler encore ; elle ne le vit plus, et le nocher de l’Orcus ne permit pas à son époux de repasser le marais infernal. Que va-t-il devenir ? où va-t-il porter sa douleur ? deux fois son épouse lui avait été ravie ! Par quels pleurs,