Page:Lucrèce, Virgile, Valérius Flaccus - Œuvres complètes, Nisard.djvu/466

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elle interroge l’ombre silencieuse ; et son haleine, qu’elle tient captive, aspire à peine l’air léger. Alors, le pied suspendu et le doigt en avant, elle hasarde un pas, arme ses mains d’un fer à deux tranchants, et vole : mais un effroi soudain lui ôte ses forces. Elle prend à témoin de sa frauduleuse entreprise les noires ténèbres ; et, près de toucher le seuil paternel, elle s’arrête un moment sous le vestibule de sa couche virginale, lève les yeux vers les astres qui roulent dans les cieux brillants, et promet aux dieux justes des offrandes qu’ils n’acceptent pas. (220) Mais la fille de Phénix Ogygien, la vieille Carmé, l’entend se lever ; elle avait pris l’alarme au bruit du gond d’airain criant contre le seuil du marbre. Tout à coup elle saisit dans ses bras la jeune fille languissante et épuisée : « Ô toi, dit-elle, toi que j’ai nourrie, tête sacrée pour moi, ce n’est pas sans cause qu’une livide pâleur ravage ton sein, et laisse à peine un peu de sang couler dans tes veines décolorées. Non, ce n’est pas, ce ne peut être un léger souci qui te force à quitter ta couche : je ne me trompe pas, c’est toi, c’est toi qu’égare Némésis. Eh ! d’où viendrait que tu ne veux plus toucher aux douces coupes de Bacchus, aux riches présents de Cérès ? (229) D’où vient que seule tu veilles au seuil de la couche paternelle, à l’heure où les soucis s’endorment dans les cœurs fatigués des mortels, où les fleuves même suspendent leur course rapide ? Dis, oh ! dis enfin à ta malheureuse nourrice ce que tu refusas si souvent de lui dire, ce qui n’était rien, tu me le jurais, lorsque je te voyais, vierge éplorée, te mourir en pressant la belle chevelure de ton père. Ah ! puissent tes charmes n’être pas en proie à cette fureur qui jadis fascina les yeux de Myrrha, la belle fille d’Arabie ! puisse cette horrible fureur, que réprouve Adrastée, (240) ne pas te pousser à outrager par un seul et abominable attentat les deux auteurs de tes jours ! Mais si c’est un autre amour qui fait battre ton cœur (et il bat), je n’ignore pas tellement les feux de la déesse d’Amathonte, que j’en méconnaisse les signes certains ; si un amour légitime te dessèche de ses feux, je te jure par Dictynne, et qu’elle me soit propice ! par Dictynne, à qui je dois plus qu’aux autres déesses le bonheur de t’avoir nourrie, j’affronterai, innocente ou coupable, toutes les épreuves, plutôt que de laisser flétrir tes attraits par ce deuil et par ce hideux désordre. »

(250) Elle dit, se couvre d’un ample et doux vêtement, et jette un autre tissu autour de la jeune fille frissonnante, qui restait là, à peine cachée par un mince strophium. Ensuite, collant sur ses joues humides des lèvres caressantes, elle recommence à s’enquérir des causes de tant de ravages. Toutefois, avant d’entendre un seul mot de réponse, elle veut que la tremblante jeune fille ait remis au lit ses pieds froids comme le marbre. Alors Scylla : « Pourquoi me tourmenter ainsi, ma bonne nourrice ? pourquoi te presser tant de connaître mes fureurs ? La flamme qui me brûle n’est pas commune aux mortels ; (260) ce n’est pas sur un des nôtres que se sont tournés mes regards ; encore moins pensé-je à mon père : je ne suis que trop portée à haïr