Page:Lucrèce - De la nature des choses (trad. Lefèvre).djvu/369

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la nullité d’un poète à la possibilité de le rendre en prose ; et, de fait, dans ce cas, on ne voit plus sa raison d’être.

Il y a là un assez bon moyen de comparer les poètes. Pour décider qui des deux l’emporte de Lafontaine ou de Boileau, par exemple, il suffit de doser ce que chacun d’eux perdrait à être mis en prose. La prosodie et la métrique d’une langue constituent par l’accent et le rhythme seuls, indépendamment du sens même des mots, une musique expressive dont les effets sur l’âme n’ont pas d’analogues en prose, et n’en peuvent rencontrer que dans la poétique d’une autre langue. Et qu’on ne se flatte point que la prose, par un certain mouvement, pourra suppléer la versification ; elle ne peut tenter de devenir poétique sans se dénaturer, elle y perd ses qualités sans compensation :


Nam quodcunque suis mutatum finibus exit
Continuo hoc mors est illius quod fuit ante.

 

C’est ici Lucrèce même qui proteste.

Faute du rhythme qui est une aile, la prose poétique est à la poésie ce que la danse est au vol ; on y sent toujours le bond et la chute, au lieu de l’essor et de l’aisance à planer.

Quand il s’agit de Lucrèce, la versification est plus avantageuse, plus nécessaire encore à la traduction. Il y a en effet dans la versification une puissance de formuler les vérités les plus froides, qui n’appartient même pas au même degré à la prose. Nous avons tous sur les lèvres des vers de Régnier, de Molière, de Lafontaine, de Corneille, qui n’expriment que des observations morales et des maximes dépouillées de toute image ; le vers fournit aux aphorismes un étroit écrin qui leur impose la concision, et une pierre dure où ils s’incrustent. En somme il n’y a de vers prosaïques que les vers mal faits. Mais, répondra M. Ernest Lavigne, est-il possible, en traduisant, de bien faire les vers. Voilà une réponse qui ne nous embarrasse guère, car nous avons la réplique sous les yeux. C’est le livre même d’André Lefèvre qui nous rend si hardi dans nos assertions ; sa traduction abonde en vers excellents qui n’expriment que des vérités nues.

Il faut reconnaître qu’André Lefèvre est né à propos pour une entreprise telle que la sienne ; ses facultés variées ne pouvaient rencontrer pour s’affirmer toutes ensemble un moment plus opportun.

Depuis le siècle où chanta Lucrèce il s’est trouvé peu d’époques favorables à une bonne interprétation de son œuvre. On ne comprend