Page:Luzel - Légendes chrétiennes, volume 1, 1881.djvu/44

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Un autre vint aussitôt et, après avoir chipoté quelque temps, il dit qu’il prendrait la vache pour vingt écus, si elle n’avait aucun défaut. Mais quand il apprit qu’elle était voleuse, il s’en alla comme l’autre.

Il en vint un troisième, un quatrième, plusieurs, et tous s’en allaient, quand ils apprenaient que la vache était voleuse.

Quand le soleil fut près de se coucher, saint Pierre s’en retourna à la maison avec sa vache.

Notre Sauveur, en le voyant revenir, lui demanda :

— Comment ! tu n’as donc pas vendu la vache ?

— Comme vous le voyez, maître.

— La foire était donc bien mauvaise ? car cette vache est à bon marché pour vingt écus.

— La foire était assez bonne, et beaucoup de marchands ont voulu m’acheter la vache.

— Pourquoi donc n’a-t-elle pas été vendue ?

— Quand je leur disais qu’elle est voleuse, ils s’en allaient tous aussitôt.

— Vieux sot ! dans ce pays, on ne déclare jamais les défauts d’une bête en foire, avant qu’elle soit vendue et que l’on tienne son argent.

— Je ne savais pas cela, répondit saint Pierre, car si je l’avais su, j’aurais bientôt vendu ma vache[1].

(Conté par M. Flagelle, de Landerneau.)
  1. C’est depuis que l’on dit : voleur comme la vache à saint Pierre. C’est aussi, dit-on, de là que date la coutume de ne déclarer les vices et les défauts d’une bête, en champ de foire, que lorsqu’elle est vendue et que l’on a son argent en poche.
    Dans la xxxive nouvelle du Grand Parangon des nouvelles nouvelles, de Nicolas de Troyes, nous lisons une histoire qui se rapproche beaucoup de la nôtre.
    Un cordelier nommé frère Guillaume, qui avait été sévèrement puni pour quelque mensonge, est envoyé à la foire vendre un vieil âne vicieux et hors de service, avec recommandation de ne faire connaître les défauts et vices de l’animal qu’après marché conclu et argent touché. Mais frère Guillaume, qui n’a pas oublié la rude correction qu’il a déjà reçue pour mentir, et se rappelant qu’il a promis de ne plus tomber dans le même péché, dit la vérité toute crue sur son âne à ceux qui viennent pour le marchander, et, naturellement, personne n’en veut, et il le ramène le soir au couvent. « Et quand le père gardien vit que l’asne étoit revenu, s’en vint à frère Guillaume : — Comment, frater, vous n’avez pas vendu l’asne sans faulte ? — Non, beau père. — Eh ! comment ? dit-il, à quoi a-t-il tenu ? On ne vous en promettoit point d’argent ? — Par ma foy non, dit frère Guillaume ; ils me demandoient s’il estoit bon, et je leur respondoys qu’il estoit vieux et qu’il ne pouvoit cheminer, qu’il ne valloit plus rien, et voilà pourquoy nous le voullions vendre. — Ah ! de par le diable ! dit le gardien, vous ne deviez pas dire cela, frère Guillaume, mais qu’il estoit bon et fort, et viste ainsi l’eussiez-vous vendu. — Voire! mais, beau père, dit frère Guillaume, je fusse été mentent, et par aventure que vous me eussiez fessé, comme quand j’avoys la fille couchée avec moi ; ah ! je vous promets que je ne mentiray plus jamais.
    « Ainsi demora le beau père gardien tout confus, et frère Guillaume gaigna sa cause. »