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Page:Mémoires du Baron de Marbot - tome 1.djvu/125

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DERNIÈRES ÉPREUVES.

que la misère et les calamités du siège rendant égoïstes tous ceux qui, quelques mois auparavant, comblaient mon père de prévenances, je devais trouver en moi-même assez de courage et de ressources, non seulement pour me suffire, mais pour servir d’appui à Colindo et à Bastide. Le plus important était de trouver le moyen de les nourrir, puisqu’ils ne recevaient pas de vivres des magasins de l’armée. J’avais bien, comme officier, deux rations de chair de cheval et deux rations de pain, mais tout cela réuni ne faisait qu’une livre pesant d’une très mauvaise nourriture, et nous étions trois !… Nous ne prenions plus que très rarement des pigeons, dont le nombre avait infiniment diminué. En ma qualité d’aide de camp du général en chef, j’avais bien mon couvert à sa table, sur laquelle on servait une fois par jour du pain, du cheval rôti et des pois chiches ; mais j’étais tellement courroucé de ce que le général Masséna m’avait privé de la triste consolation d’accompagner le cercueil de mon père, que je ne pouvais me résoudre à aller prendre place à sa table, quoique tous mes camarades y fussent et qu’il m’y eût engagé une fois pour toutes. Mais enfin, le désir de secourir mes deux malheureux commensaux me décida à aller manger chez le général en chef. Dès lors, Colindo et Bastide eurent chacun un quart de livre de pain et autant de chair de cheval. Moi-même, je ne mangeais pas suffisamment, car à la table du général en chef les portions étaient extrêmement exiguës, et je faisais un service très pénible ; aussi sentais-je mes forces s’affaiblir, et il m’arrivait souvent d’être obligé de m’étendre à terre pour ne pas tomber en défaillance.

La Providence vint encore à notre secours. Bastide était né dans le Cantal, et avait rencontré l’hiver d’avant un autre Auvergnat de sa connaissance établi