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Page:Mémoires du Baron de Marbot - tome 1.djvu/346

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MÉMOIRES DU GÉNÉRAL DE MARBOT.

se mit à faire feu du côté de l’ennemi, de sorte que nous avions derrière nous un escadron russe qui nous poussait à outrance, tandis que par devant il nous arrivait une grêle de balles, qui blessèrent plusieurs de nos chasseurs et quelques chevaux. Nous avions beau crier : « Nous sommes Français ! ne tirez plus ! » le feu continuait toujours, et l’on ne pouvait blâmer les officiers qui nous prenaient pour l’avant-garde d’une colonne russe, dont les chefs, pour les tromper, se servaient de la langue française si répandue chez les étrangers, afin de surprendre par ce stratagème nos régiments pendant la nuit, ainsi que cela était déjà arrivé. Le colonel Albert, moi, et mon peloton de chasseurs, passâmes là un bien mauvais moment. Enfin, il me vint à l’esprit que le seul moyen de me faire reconnaître était d’appeler par leurs noms les généraux, colonels et chefs de bataillon de la division Heudelet, noms qu’ils savaient fort bien ne pouvoir être connus des ennemis. Cela nous réussit, et nous fûmes enfin reçus dans la ligne française.

Les généraux russes se voyant découverts, et voulant continuer leur retraite, prirent une détermination que j’approuve fort, et qu’en pareille circonstance les Français n’ont jamais pu se résoudre à imiter. Les Russes braquèrent toute leur artillerie dans la direction des troupes françaises ; puis, emmenant leurs chevaux d’attelage, ils firent un feu des plus violents pour nous tenir éloignés. Pendant ce temps, ils faisaient filer leurs colonnes, et lorsque leurs munitions furent épuisées, les canonniers se retirèrent en nous abandonnant les pièces. Cela ne valait-il pas mieux que de perdre beaucoup d’hommes en cherchant à sauver cette artillerie qui se serait embourbée à chaque instant, ce qui aurait retardé la retraite ?