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Page:Mémoires du Baron de Marbot - tome 1.djvu/368

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MÉMOIRES DU GÉNÉRAL DE MARBOT.

« Je ne vois aucun moyen de sauver le régiment, dit le chef de bataillon ; retournez vers l’Empereur, faites-lui les adieux du 14e de ligne, qui a fidèlement exécuté ses ordres, et portez-lui l’aigle qu’il nous avait donnée et que nous ne pouvons plus défendre ; il serait trop pénible en mourant de la voir tomber aux mains des ennemis ! » Le commandant me remit alors son aigle, que les soldats, glorieux débris de cet intrépide régiment, saluèrent pour la dernière fois des cris de : Vive l’Empereur ! … eux qui allaient mourir pour lui ! C’était le Cæsar, morituri te salutant ! de Tacite ; mais ce cri était ici poussé par des héros !

Les aigles d’infanterie étaient fort lourdes, et leur poids se trouvait augmenté d’une grande et forte hampe en bois de chêne, au sommet de laquelle on la fixait. La longueur de cette hampe m’embarrassait beaucoup, et comme ce bâton, dépourvu de son aigle, ne pouvait constituer un trophée pour les ennemis, je résolus, avec l’assentiment du commandant, de la briser pour n’emporter que l’aigle ; mais au moment où, du haut de ma selle, je me penchais le corps en avant pour avoir plus de force pour arriver à séparer l’aigle de la hampe, un des nombreux boulets que nous lançaient les Russes traversa la corne de derrière de mon chapeau à quelques lignes de ma tête !… La commotion fut d’autant plus terrible que mon chapeau, étant retenu par une forte courroie de cuir fixée sous le menton, offrait plus de résistance au coup. Je fus comme anéanti, mais ne tombai pas de cheval. Le sang me coulait par le nez, les oreilles et même par les yeux ; néanmoins j’entendais encore, je voyais, je comprenais et conservais toutes mes facultés intellectuelles, bien que mes membres fussent paralysés au point qu’il m’était impossible de remuer un seul doigt !…