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Page:Mémoires du Baron de Marbot - tome 1.djvu/46

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MÉMOIRES DU GÉNÉRAL DE MARBOT.

d’ailleurs, était élevée au milieu des armes, puisque, même avant la Révolution, Sorèze était un collège militaire où l’on apprenait l’exercice, l’équitation, la fortification, etc., etc., toute cette jeunesse, dis-je, avait pris depuis quelque temps une tournure et un esprit guerriers qui avaient amené des manières un peu trop sans façon. Ajoutez à cela que le costume contribuait infiniment à lui donner l’aspect le plus étrange. En effet, les élèves avaient de gros souliers que l’on ne nettoyait que le décadi, des chaussettes de fil gris, pantalon et veste ronde de couleur brune, pas de gilet, des chemises débraillées et couvertes de taches d’encre ou de crayon rouge, pas de cravate, rien sur la tête, cheveux en queue souvent défaite, et des mains !… de vraies mains de charbonniers.

Me voyez-vous, moi, propret, ciré, vêtu d’habits de drap fin, enfin tiré à quatre épingles, me voyez-vous lancé au milieu de sept cents gamins fagotés comme des diables et qui, en entendant l’un d’eux crier : « Voilà des nouveaux ! » quittèrent tumultueusement leurs jeux pour venir se grouper autour de nous, en nous regardant comme si nous eussions été des bêtes curieuses !

Mon père nous embrassa et partit !… Mon désespoir fut affreux ! Me voilà donc seul, seul pour la première fois de ma vie, mon frère étant dans la grande cour et moi dans la petite. Nous étions au plus fort de l’hiver ; il faisait très froid, et d’après les règlements de la maison, jamais les élèves n’avaient de feu…

Les élèves de Sorèze étaient du reste bien nourris, surtout pour l’époque, car, malgré la famine qui désolait la France, la bonne administration de dom Ferlus faisait régner l’abondance dans la maison. L’ordinaire était certainement tout ce qu’on pouvait désirer pour des écoliers. Cependant, le souper me parut des plus mes-