Page:Mérimée - Théâtre de Clara Gazul, 1857.djvu/204

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mieux mieux... Mais ces querellessont délicieuses ; c'est là ce qui fait vivre. —Tu ne sais pas, ma chère; il a refusé, à cause de moi,d'aller en Espagne, où il avait la chance de devenir évêque au premier jour.
DONAMARIA : Et vous vous aimez depuis longtemps ?
DONAFRANCISCA : Mais, en vérité, je ne sais. Maintenant il me semble que la première foisque je l'ai vu je l'ai aimé; pourtant il n'y a guère que six semaines que nous nous sommes dit quenous nous aimions. D'abord je le trouvai l'homme le plus spirituel que j'eusse encore vu. Chacunede ses paroles me semblait bien dite. Je retenais les phrases les plus insignifiantes que je luientendais prononcer. Aucun autre homme ne me paraissait avoir de l'esprit, et je ne pouvaism'amuser dans un lieu où Fray Eugenio n'était pas. Bientôt je m'aperçus qu'il m'avait remarquéeparmi nos compagnes. Il me parlait plus souvent qu'aux autres; il me faisait cent questions, etmoi, j'étais si troublée toutes les fois qu'il m'adressait la parole, que je lui répondais tout detravers. Quand, le soir, la supérieure nous faisait venir dans sa chambre pour faire de la musique,il était toujours derrière ma chaise; et quand j'étais assise devant le piano, je voyais toujours satête dans la glace qui est au-dessus du piano. Que de fois, au milieu d'un morceau, il m'est arrivéd'oublier à quelle ligne j'en étais ! Fascinée, interdite, près de me trouver mal, je croyais voir lecahier et la glace onduler devant moi. Alors souvent, ma bonne Mariquita, tu venais ; du doigt tume montrais où j'en étais ! tu m'encourageais; tu appuyais ta main sur ma chaise, et dans la glaceje voyais ta tête à côté de celle de Fray Eugenio. Tous deux vous aviez l'air de m'aimer, vosregards étaient si doux quand ils se tournaient vers moi ! — Et toi, quand tu chantais, pauvreMaria, toi qui as dix fois plus de talent que moi, Fray Eugenio ne t'écoutait pas, et il attendaitavec impatience le moment où la musique cesserait, et lui permettrait de se rapprocher de moipour causer. —Voilà que je m'aperçus que je l'aimais, et d'abord j'en fus toute troublée. Aimer unprêtre ! un homme qui ne peut se marier ! Mais je me souvenais des femmes de prêtres que j'avaisvues à Londres; puis ma mémoire me rappelait