Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/48

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on voit, par exemple, de la lumière, il est très-certain que l’on voit de la lumière ; quand on sent de la chaleur, on ne se trompe point de croire que l’on en sent, soit devant ou après le péché. Mais on se trompe quand on juge que la chaleur que l’on sent est hors de l’âme qui la sent, comme nous expliquerons dans la suite.

Les sens ne nous jetteraient donc point dans l’erreur si nous faisions bon usage de notre liberté, et si nous ne nous servions point de leur rapport pour juger des choses avec trop de précipitation. Mais parce qu’il est très-difficile de s’en empêcher, et que nous y sommes quasi contraints à cause de l’étroite union de notre âme avec notre corps, voici de quelle manière nous nous devons conduire dans leur usage pour ne point tomber dans l’erreur.

III. Nous devons observer exactement cette règle de ne juger jamais par les sens de ce que les choses sont en elles-mêmes, mais seulement du rapport quelles ont avec notre corps, parce qu’en effet ils ne nous sont point donnés pour connaître la vérité des choses en elles-mêmes, mais seulement pour la conservation de notre corps.

Mais afin qu’on se délivre tout à fait de la facilité et de l’inclination que l’on a à suivre ses sens dans la recherche de la vérité, on va faire dans les chapitres suivants une déduction des principales et des plus générales erreurs où ils nous jettent, et l’on reconnaîtra manifestement la vérité de ce que l’on vient d’avancer.


CHAPITRE VI.
I. Des erreurs de la vue à l’égard de l’étendue en soi. — II. Suite de ces erreurs sur des objets invisibles. — III. Des erreurs de nos yeux touchant l’étendue considérée par rapport.


La vue est le premier, le plus noble et le plus étendu de tous les sens ; de sorte que s’ils nous étaient donnés pour découvrir la vérité, elle y aurait seule plus de part que tous les autres ensemble. Ainsi il suffira de ruiner l’autorité que les yeux ont sur la raison pour nous détromper et pour nous porter à une défiance générale de tous nos sens.

Nous allons donc faire voir que nous ne devons point nous appuyer sur le témoignage de notre vue pour juger de la vérité des choses en elles-mêmes, mais seulement pour découvrir le rapport qu’elles ont à la conservation de notre corps ; que nos yeux nous trompent généralement dans tout ce qu’ils nous représentent, dans la grandeur des corps, dans leurs figures et dans leurs mouvements, dans la lumière et dans les couleurs, qui sont les seules