Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/49

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choses que nous voyons ; que toutes ces choses ne sont point telles qu’elles nous paraissent ; que tout le monde s’y trompe, et que cela nous jette encore dans d’autres erreurs dont le nombre est infini. Nous commençons par l’étendue, et voici les preuves qui nous font croire que nos yeux ne nous la font jamais voir telle qu’elle est.

I. On voit assez souvent avec des lunettes des animaux beaucoup plus petits qu’un grain de sable qui est presque invisible[1] ; on en a vu même de mille fois plus petits. Ces atomes vivants marchent aussi bien que les autres animaux. Ils ont donc des jambes et des pieds, des os dans ces jambes pour les soutenir (ou plutôt sur ces jambes, car les os des insectes c’est leur peau) ; ils ont des muscles pour les remuer, des tendons et une infinité de fibres dans chaque muscle, et eníin du sang ou des esprits animaux extrêmement subtils et déliés pour remplir ou pour faire mouvoir successivement ces muscles. Ils n’est pas possible sans cela de concevoir qu’ils vivent, qu’ils se nourrissent et qu’ils transportent leur petit corps en différents lieux, selon les différentes impressions des objets ; ou plutôt il n’est pas possible que ceux-mêmes qui ont employé toute leur vie à l’anatomie et à la recherche de la nature se représentent le nombre, la diversité et la délicatesse de toutes les parties dont ces petits corps sont nécessairement composés pour vivre et pour exécuter toutes les choses que nous leur voyons faire.

L’imagination se perd et s’étonne à la vue d’une si étrange petitesse ; elle ne peut atteindre ni se prendre à des parties, qui n’ont point de prise pour elle ; et quoique la raison nous convainque de ce qu’on vient de dire, les sens et l’imagination s’y opposent, et nous obligent souvent d’en douter.

Notre vue est très limitée, mais elle ne doit pas limiter son objet. L’idée qu’elle nous donne de l’étendue a des bornes fort étroites ; mais il ne suit pas de là que l’étendue en ait. Elle est sans doute infinie en un sens ; et cette petite partie de matière, qui se cache à nos yeux, est capable de contenir un monde dans lequel il se trouverait autant de choses, quoique plus petites à proportion, que dans ce grand monde dans lequel nous vivons.

Les petits animaux dont nous venons de parler, ont peut-être d’autres petits animaux qui les dévorent, et qui leur sont imperceptibles à cause de leur petitesse effroyable, de même que ces autres nous sont imperceptibles. Ce qu’un ciron est a notre égard, ces animaux le sont a un ciron ; et peut-être qu’il y en a dans la

  1. Journal des Savants du 12 nov. 1668.