Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/503

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ne peut devenir plus grande ni plus étendue qu’elle est ; elle ne s’enfle ni ne s’étend pas de même qu’on le croit des liqueurs et des métaux ; enfin il me paraît qu’elle n’aperçoit jamais davantage en un temps qu’en un autre.

Il est vrai que cela semble contraire à l’expérience. Souvent on pense à beaucoup d’objets ; souvent on ne pense qu’à un seul, et souvent même on dit que l’on ne pense a rien. Cependant si l’on considère que la pensée est à l’âme ce que l’étendue est au corps, ou reconnaîtra manifestement que de même qu’en corps ne peut véritablement être plus étendu en un temps qu’en un autre, ainsi à le bien prendre, l’âme ne peut jamais penser davantage en un temps qu’en un autre, soit qu’elle aperçoive plusieurs objets, soit qu’elle n’en aperçoive qu’un seul, soit même dans le temps que l’on dit qu’on ne pense à rien.

Mais la cause pour laquelle on s’imagine que l’on pense plus en un temps qu’en un autre, c’est qu’on ne distingue pas assez entre apercevoir confusément et apercevoir distinctement. Il faut sans doute beaucoup plus de pensée, ou que la capacité qu’on a de penser soit plus remplie, pour apercevoir plusieurs choses distinctement que pour n’en apercevoir qu’une seule ; mais il ne faut pas davantage de pensée pour apercevoir plusieurs choses confusément que pour en apercevoir une seule distinctement. Ainsi, il n’y a pas plus de pensée dans l’âme lorsqu’elle pense à plusieurs objets que lorsqu’elle ne pense qu’a un seul, puisque si elle ne pense qu’à un seul elle aperçoit toujours beaucoup plus clairement que lorsqu’elle s’applique à plusieurs.

Car il faut remarquer qu’une perception toute simple renferme quelquefois autant de pensée, c’est-à-dire qu’elle remplit autant de la capacité que l’esprit a de penser, qu’un jugement et même qu’un raisonnement composé, puisque l’expérience apprend qu’une perception simple, mais vive, claire et évidente d’une seule chose, nous applique et nous occupe autant qu’un raisonnement composé, on que la perception obscure et confuse de plusieurs rapports entre plusieurs choses.

Car de même qu’il y a autant ou plus de sentiment dans la vue sensible d’un objet que je tiens tout proche de mes yeux et que j’examine avec soin que dans la vue d’une campagne entière que je regarde avec négligence et sans attention, de sorte que la netteté du sentiment que j’ai de l’objet qui est tout proche de mes yeux récompense l’étendre du sentiment confus que j’ai de plusieurs choses que je vois sans attention dans une campagne ; ainsi la vue que l’esprit a d’un seul objet est quelquefois si vive et si distincte