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EXTRAITS DES ENTRETIENS D’ÉPICTÈTE.

« Il ne faut pas que l’homme qui doit donner des conseils dorme toute la nuit. »

À moitié endormi, il répondit par cet autre :

« Lui à qui les peuples ont été confiés, et qui s’occupe de si grandes choses[1]. »

Avant tout, il faut que sa partie maîtresse soit plus pure que le soleil… Les rois et les tyrans ont des gardes et des armes, qui leur donnent les moyens de réprimander les autres et de les punir quand ils font mal, quelque pervers qu’ils soient eux-mêmes ; mais le Cynique n’a ni armes ni gardes : il n’y a que sa conscience qui puisse lui donner ce même pouvoir. Quand il se voit veillant et travaillant par amour pour l’humanité ; quand il se voit s’endormant le cœur pur et se réveillant plus pur encore ; quand il voit que toutes ses pensées sont les pensées d’un ami des Dieux, d’un de leurs ministres, d’un associé à la souveraineté de Jupiter ; quand il voit que partout il a présent à l’esprit ce mot :

« O Jupiter, ô destinée, conduisez-moi ; » et cet autre encore :

« Si les Dieux le veulent ainsi, qu’il en soit fait ainsi. »

Pourquoi n’aurait-il pas le courage de parler librement à ses frères, à ses enfants, à sa famille, en un mot ? Aussi n’est-il ni un curieux, ni un indiscret quand il agit ainsi ; car ce n’est pas de sa part s’occuper indiscrètement des affaires d’autrui que d’inspecter l’humanité, c’est s’occuper de ses propres affaires. Autrement, il faudrait dire que le général, lui aussi, est un indiscret quand il inspecte ses soldats, les examine, les surveille, et punit ceux qui ne font pas bien. Mais, si tu te mettais à gourmander les autres, en ayant une friandise cachée sous ton manteau, je te dirais : « Va-t’en plutôt dans un coin dévorer ce que tu as volé ! Que t’occupes-tu des affaires d’autrui ? Qui es-tu, en effet ? Es-tu le taureau ? Es-tu la reine des abeilles ? Montre-moi les insignes de ta supériorité, comme ceux que la reine tient de la nature. Si tu n’es qu’un frelon, et que tu oses réclamer la royauté parmi les abeilles, crois-tu que tes concitoyens ne te chasseront pas, comme les abeilles chassent les frelons ? »

  1. Ce vers, dans Homère, fait suite au précédent. Iliade, ch. II, vers 25 et 26