Page:Marcel Schwob - Œuvres complètes. Écrits de jeunesse.djvu/203

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tels que quelques gouttes de rhum sur un morceau de sucre, du naphte, etc(31). Mais ce ne furent là que des palliatifs, car son âge avancé empêchait tout espoir de cure radicale. Ses rêves devinrent continuellement plus épouvantables. Une seule scène, un seul passage de ces rêves aurait suffi à composer le cours entier de puissantes tragédies dont l’impression était si profonde qu’elle se prolongeait jusque bien loin dans ses heures de veille. Parmi d’autres phantasmes encore plus angoissants et indescriptibles, ces rêves lui représentaient constamment des formes d’assassins, qui s’approchaient de son lit : et il était si troublé par les ténébreuses processions de fantômes qui glissaient tout le long de lui la nuit, que, dans le premier effarement du réveil, il prenait généralement son domestique qui courait à son secours pour un assassin. Pendant le jour nous causions souvent de ces nombreuses illusions. Et Kant, avec son coutumier esprit et le mépris stoïque pour les faiblesses nerveuses de toutes sortes, en riait ; et pour fortifier sa propre résolution de lutter contre elles, il inscrivit dans son carnet : “Ne plus s’abandonner aux paniques des ténèbres.” Cependant, sur ma suggestion, il laissa brûler maintenant une lumière dans sa chambre, placée de façon à ce que les rayons ne vinssent pas tomber sur son visage. D’abord, il en éprouva beaucoup d’ennui, et peu à peu il s’y fit. Le fait même qu’il pût parvenir à la supporter fut pour moi une preuve de la grande révolution qu’avait accomplie cette terrifiante opération de ses rêves. Jusque-là l’obscurité et l’extrême silence étaient les deux piliers sur lesquels reposaient son sommeil. Nul pas ne devait s’approcher de sa chambre, et pour ce qui est de