Page:Marcel Schwob - Œuvres complètes. Écrits de jeunesse.djvu/218

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mourant depuis le premier. Il ne faisait plus que végéter malgré les capricieuses lueurs passagères qui jaillissaient encore des tisons de son ancienne et magnifique intelligence.

Le 3 février, les ressorts de la vie semblèrent s’arrêter de jouer, car à partir de ce jour il ne mangea littéralement plus rien : son existence ne sembla plus être que la prolongation de force acquise par une vie de quatre-vingts ans, après la cessation du pouvoir moteur du mécanisme. Son médecin lui rendait visite chaque jour à la même heure et il était convenu que je devais toujours être là pour le rencontrer. Neuf jours avant sa mort, au moment de la visite ordinaire, survint cette petite circonstance qui nous émut tous deux en nous rappelant invinciblement l’ineffaçable courtoisie, et la tendresse de la nature de Kant.

Quand on annonça le médecin, je montai chez Kant et lui dit : “Voici le docteur A…“ Kant se leva de sa chaise, tendit sa main au docteur et murmura quelque chose où le mot postes était répété à plusieurs reprises, mais avec l’air de désirer qu’on l’aidât à achever la phrase. Le docteur A…, qui pensait que par postes, il voulait dire des relais de chevaux de poste, et que par conséquent il délirait, lui répondit que tous les chevaux avaient été commandés et le supplia de se calmer. Mais Kant continua avec un grand effort sur lui-même et ajouta : “Beaucoup de postes, bien de la bonté, beaucoup de bonté, beaucoup de reconnaissance.” Tout cela fut dit avec une incohérence apparente mais avec une grande chaleur et une visible conscience. Cependant je devinai parfaitement ce que Kant sous sa brume d’imbécillité désirait dire et j’interprétai :