Page:Marcel Schwob - Œuvres complètes. Écrits de jeunesse.djvu/219

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“Ce que le professeur désire dire, docteur A…, c’est ceci : étant donné les postes nombreux et pesants que vous remplissez en ville et dans l’Université, cela témoigne d’une grande bonté de votre part de lui donner autant de votre temps (car le docteur A… ne voulut jamais se laisser payer par Kant) et il vous a la plus profonde reconnaissance de cette bonté.” — “C’est cela, dit Kant, gravement, c’est cela.” Mais il continua encore de se tenir debout et il allait tomber. Sur quoi j’avertis le médecin que j’étais persuadé que Kant ne voudrait point s’asseoir quelle que fût sa fatigue, jusqu’à ce que ses visiteurs se fussent assis. Le docteur sembla en douter, mais Kant qui avait entendu ce que j’avais dit, par un prodigieux effort confirma mon explication de sa conduite et prononça distinctement ces paroles : “Dieu me préserve d’être tombé assez bas pour oublier les offices de l’humanité.”

Quand le dîner fut annoncé, le docteur A… prit congé. Un autre invité venait d’arriver et j’espérais, à cause de l’animation que Kant venait de montrer, que ce jour-là le repas serait agréable. Mon espérance fut vaine : Kant était plus épuisé que de coutume et il eut beau lever la cuillère jusqu’à sa bouche, il ne put rien avaler. Depuis quelque temps tous les aliments avaient perdu leur goût pour lui, et je m’étais efforcé, mais sans succès, de stimuler les organes du goût par de la muscade, du cinnamome, etc. Ce jour-là rien ne réussit et je ne pus l’amener à goûter même un biscuit. Je lui avais entendu dire une fois que plusieurs de ses amis, tombés dans le coma, avaient terminé leur maladie par quatre ou cinq jours d’entière absence de douleur, mais totalement sans appétit, puis s’étaient endormis paisi-