Page:Marivaux - La Vie de Marianne.pdf/105

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tre accident vous y force : allons, qu’on nous serve.

Non monsieur, lui dis-je ; permettez que je me retire ; on ne peut être plus sensible à vos honnêtetés que je le suis, mais je ne veux pas en abuser : je ne demeure pas loin d’ici ; je me sens beaucoup mieux, et je vous demande en grâce que je m’en aille.

Mais, me dit Valville, quel est le motif de votre répugnance là-dessus, dans une conjoncture aussi naturelle, aussi innocente que l’est celle-ci ? De répugnance, je vous assure que je n’en ai point, répondis-je, et j’aurais grand tort ; mais il sera plus séant d’être chez moi, puisque je puis m’y rendre avec une voiture. Quoi ! partir sitôt, me dit-il en jetant sur moi le plus doux de tous les regards ? Il le faut bien, repris-je en baissant les yeux d’un air triste (ce qui valait bien le regarder moi-même) ; et comme les cœurs s’entendent, apparemment qu’il sentit ce qui se passait dans le mien : car il reprit ma main qu’il baisa avec une naïveté de passion si vive et si rapide, qu’en me disant mille fois, je vous aime, il me l’aurait dit moins intelligiblement qu’il ne fit alors.

Il n’y avait plus moyen de s’y méprendre ; voilà qui était fini : c’était un amant que je voyais : il se montrait à visage découvert : et je ne pouvais, avec mes petites dissimulations, parer l’évidence de son amour. Il ne restait plus qu’à savoir ce que j’en pensais, et je crois qu’il dut être content de moi ; je demeurai étourdie, muette et confuse : ce qui était signe que j’étais charmée ; car avec un homme qui nous est indifférent, ou qui nous déplaît, on en est quitte à meilleur marché ; il ne nous met pas dans ce désordre-là : on voit mieux ce qu’on fait avec lui ; et c’est ordinairement parce qu’on aime, qu’on est troublée en pareil cas.

Je l’étais tant, que la main me tremblait dans celle de Valville ; que je ne faisais aucun effort pour la retirer, et que je la lui laissais par je ne sais quel attrait qui me donnait une inaction tendre et timide. À la fin pourtant je prononçai quelques mots qui ne mettaient ordre à rien ; de ces mots qui diminuent la confusion qu’on a de se taire, qui